mardi 30 juin 2020

Le saviez-vous ? A propos du "Verrou" de Fragonard


Vu l’explosion des ventes du Journal de 1794, vous êtes nombreux à avoir suivi mon conseil. Je vous en remercie.



Aux hésitants, paresseux, avaricieux et même les récalcitrants, voici un point d’histoire, évoqué parmi d’autres dans le Journal, qui devrait pourtant vous intéresser.

Lorsque Laurent de La Reynière, le papa d'Alexandre, meurt en décembre 1793, c'est un homme ruiné. Pourtant, il fut longtemps un des hommes les plus fortunés de France : il était petit-fils et fils de fermier-général, et jusqu’au début des années 1780, fermier-général lui-même et Intendant général des Postes – une des charges les plus importantes, car les Postes étaient aussi la DST (pour les Italiens, lo SISDE) de l’époque. C’était en outre un des plus grands collectionneurs d’art parisiens, et son épouse, Suzanne (de Jarente), tenait l’un des salons les plus courus de la fin de l’Ancien Régime.

Sa nécrologie tient en ces mots de M. Lebrun (l’époux d’Élisabeth Vigée-Lebrun):

Ceux qui l’ont connu savent que (son goût pour les Arts) était en lui une passion qui ne l’a quittée qu’avec la vie ; ils savent qu’à des connaissances très étendues sur les Arts, qui ne se bornaient point à la simple théorie, il joignait un véritable attachement pour les Artistes, & que les plus habiles en chaque genre trouvaient en lui un ami. L’aménité de son caractère, la simplicité de ses mœurs & son extrême modestie ajoutant encore à l’agrément de son commerce, le faisait rechercher généralement : son nom, comme Amateur, n’était pas moins connu chez l’Étranger que dans sa propre patrie.

La ruine de Laurent de La Reynière fut provoquée par une triste affaire de spéculation (et probablement de blanchiment d’argent) nouée en août 1789, entre lui-même, comme prête-nom, un banquier de Gênes, Serra, et un autre banquier, de Genève, Haller. En gros : par l’intermédiaire de Haller (émetteur de l'emprunt pour le compte du Roi de France), Serra confie un million de livres à Laurent de La Reynière, charge à lui de le placer dans un emprunt d’État très rémunérateur (dixit Haller) et de le lui restituer avec les intérêts, moyennant commission. Vous connaissez la suite : la valeur de la livre, remplacée par les assignats, s’effondre en quelques mois. Ce sont des centaines de millions de « francs » que La Reynière doit renvoyer à Serra.

Laurent de La Reynière est contraint de vendre une partie de sa collection d’œuvres d’art, en avril 1793. Cette vente est organisée par M. Lebrun, rue du Sentier. Le premier des deux catalogues de la vente est consultable ici.

Il donne une idée de la richesse de la collection La Reynière, dans laquelle figure des noms de grande qualité : François Lemoyne (un peu oublié aujourd’hui mais très apprécié à l’époque), Jean-Baptiste Greuze, Horace Vernet, François Boucher, Carl Van Loo, Charles Natoire, Simon Vouet, Nicolas Poussin….

… et aussi le fameux « Verrou » de Fragonard (1777), aujourd’hui au Louvre après une épopée qui a couté cher au contribuable français, et qui est résumée ici.


Ce tableau est à lui seul un hommage du goût sûr de Laurent de La Reynière, alors même qu'à l'époque, le "Verrou" n'était pas porté très haut dans l'estime des collectionneurs.

Aujourd'hui, rares sont ceux qui ne sont pas intrigués par ce tableau de 73 x 93 cm. Six mois avant que la mort ne l'emporte, Daniel Arasse (1944-2003), un de mes historiens d'art préférés pour m'avoir appris à "voir", a tenu les propos suivants :

"... j'ai compris après coup que ce qui m'appelait dans ce tableau de petite dimension tenait au fait que (...) la moitié gauche du tableau est occupée par rien. Cela m'a arrêté. Ce peintre me raconte en fait une anecdote, un jeune homme qui enlace une jeune fille pour la mettre ensuite sur le lit, et cet "ensuite" est déjà là, dans cette deuxième partie du tableau faite uniquement de plis, de draps, de froissures. Et cela m'a fasciné. J'avais devant moi, ce que Delacroix, je crois, a appelé "la silencieuse puissance de la peinture" (1). (...) Si vous allez voir "Le Verrou", vous verrez qu'il signifie des choses extrêmement précises, qui sont en fait l'explication de ce qui se passe à droite du tableau : à la fois le passé et le futur."
(Histoires de peintures, livre-disque France Culture/Denoël, 2004, à écouter plus encore que lire, tant la voix de Daniel Arasse est en soi une métaphore de la fascination. Le livre-disque n'est plus disponible, mais les podcasts le sont ici et le livre poche, )

J'aime à croire que Fragonard a voulu composer un tableau d'avant l'ère de la perspective, celle de la narration plutôt que de la représentation, dans lequel, tout comme dans les fresques de Giotto à Padoue, se lisent plusieurs épisodes séparés dans le temps d'une même "anecdote" - sujet, celui du temps qui passe, ou pas, sur lequel Arasse a écrit de bien belles pages... 

Mais aussi Fragonard, qui ne vit pas à l'époque du libertinage pour rien, a glissé dans le tableau : une paire de seins, un phalus, une paire de .., et une paire de genoux. Vous ne les voyez pas? Cherchez encore un peu... Et si vous donnez votre langue au ... chat, je vous répondrai. Mais cherchez bien tout de même, ce sera votre devoir de vacances.

                                                 *      *

Voilà dans quelles beautés fut élevé Alexandre! Pour en finir avec Laurent de la Reynière, il est probable que la ruine l'a tué, en même temps que la vision, sous les fenêtres mêmes de son hôtel particulier place de la Concorde, de la guillotine qui tombait à plein (ancien) régime au moment de la Terreur...

J'espère que vous aurez aimé ce premier épisode de "Le saviez-vous"... Et ce n’est qu’un petit aperçu de ce que vous trouverez dans le Journal de 1794Il y en aura peut-être d'autres, mais, souvenez-vous, les promesses n'engagent que ceux et celles qui les écoutent.


A bientôt!


------
(1) La citation de Delacroix est la suivante (Journal, 7 mai 1824)Silencieuse puissance qui ne parle qu’aux yeux, et qui gagne et s’empare de toutes les facultés de l’âme !
Pour l'anecdote, quand je l'ai recherchée en utilisant Google sous Chrome, je me suis vu proposer des hottes de cuisine silencieuses et des pistolets de peinture électriques. Google et ses chromes a encore quelques progrès à faire, et c'est tant mieux.













Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire