samedi 31 mars 2018


A tous mes ami.e.s gourmands, gourmets, gastronomes et gastrophiles : voici le mois d’avril, et Pâques, et la fin du Carême. La Reynière revit, les commerces de bouche, anémiés jusqu’alors, reprennent des couleurs ! Et quelles couleurs ! Celles du cochon au premier chef... D’ailleurs, je vous reparlerai du cochon, car c’est l’animal chéri de La Reynière, celui qui attise sa verve plus que tout autre !

Le mois d’Avril est sans contredit celui pendant le cours duquel il se fait une plus grande dépense de laurier. Depuis le Lundi Saint jusqu’à Quasimodo* les boutiques des charcutiers ressemblent aux portiques du Capitole ; vous ne pouvez y entrer sans courber votre tête sous des voutes de lauriers ; jamais triomphateur à Rome n’en vit autant devant sa maison. De tous les animaux, le Cochon est le seul qui soit ainsi couronné lorsqu’il n’est plus ; et ce tardif honneur est tout à la fois une sorte d’expiation de tous les outrages auxquels il a été en butte pendant sa vie, et une justice qu’on se plait à rendre à la supériorité de ses membres.
            * Premier dimanche après Pâques.

Mais attention, à Paris, les traditions ont été dévoyées. Déjà à l’époque de la Reynière :

C’est le Mardi de la Semaine Sainte que se tient à Paris la foire aux Jambons. Elle ne dure qu’un jour, et l’affluence des acheteurs y est considérable : mais elle intéresse peu les Gourmands, parce qu’il ne s’y vend que des Jambons de pays…Il faut qu’un Jambon arrive au moins de Bayonne pour oser se présenter sur leur table.

Pire encore aujourd’hui, la Foire au Jambon, à Chatou, qui est aussi celle de la brocante, on se demande bien ce qu’il y a à voir entre le cochon et la bimbeloterie, a lieu en plein carême ! ( du 8 au 18 mars). Preuve qu’il n’y a de jambon qui se vaille qu’à Bayonne, c’est que la foire d’y celui s’y déroule pendant la Semaine Sainte, ou presque (cette année : du 29 mars au 1er avril).

A toutes et à tous, bon jambon !

Source : Journal des Gourmands et des Belles, 2ème trimestre 1806, Almanach, 1ère année.



jeudi 8 mars 2018

Célébrer les femmes une fois par an seulement? Quelle idée saugrenue!
À mes amies gourmandes, en cette Journée internationale de la femme : soyons honnêtes, beaucoup de propos de La Reynière au sujet des femmes, qui les aimait tant, et tous les jours, surtout si elles étaient comédiennes, paraissent aujourd’hui proprement scandaleux ("inappropriés"). Du genre :
Chaque chose dans ce bas monde veut être servie, cueillie ou mangée à son point ; et, depuis la jeune fille qui n’a qu’un instant pour nous montrer sa beauté dans toute sa fraicheur, et sa virginité dans tout son éclat, jusqu’à l’omelette qui demande à être dévorée en sortant de la poêle (…) il est un instant précis qu’il faut saisir avec adresse.

La Reynière, maitre du double sens, met ainsi en parallèle les plaisirs de la chère et ceux de la chair, point de vue aujourd'hui osé, tant l'exultation du plaisir est désormais suspect. Ce qui l'est moins (suspect), c'est la certitude que La Reynière fut un des premiers, le premier peut-être, à inclure les femmes dans ses cercles gastronomiques et à les faire participer à ses « Jurys dégustateurs »; et à reconnaître, par un principe révolutionnaire, l’égalité des hommes et des femmes autour d’une table...

Le diner est précédé de deux déjeuners, dont le second, dit à la fourchette, est d’une respectable solidité ; et dans beaucoup de maisons de la Nouvelle-France, il est suivi d’une collation en ambigu*, qui, pour ne commencer qu’à deux ou trois heures du matin, n’en est cependant pas moins très nutritive. On conviendra qu’il faut des estomacs à l’épreuve de la bombe pour supporter un tel genre de vie. Aussi nos petites maitresses à vapeur ont-elles disparu avec l’Ancien Régime ; les beautés robustes du jour tiennent tête aux mangeurs les plus vigoureux, et déjeunent avec des ailes de poularde et des tranches de jambon aussi lestement que leurs devancières avec du thé ou de l’eau de tilleul.

Il est aussi l’un des premiers, sinon le premier, à avoir célébré la femme au point de l'introduire dans la science pâtissière, élan affectueux qui serait peut-être mal perçu aujourd’hui… Rouget père (pâtissier de première classe; père de M. Rouget fils, autre pâtissier de grande renommée; et Chancelier du Jury dégustateur) ne trouvait rien de plus drôle que de se livrer aux inventions les plus succulentes en leur attribuant un nom dérivé de celui d’une comédienne, maitresse plus ou moins passagère d’Alexandre. En toute complicité bien sûr.

L’idée leur vint en dégustant une Fanchonnette, première création dans un genre qui illustre les liens étroits entre le Vaudeville et la Gourmandise.

On ne pouvait mieux caractériser cette aimable pâtisserie qu’en lui donnant un nom qui rappelle l’actrice charmante qui a créé avec tant de succès, au Théâtre du Vaudeville, le rôle de Fanchon ; et s’il est permis de comparer une jolie femme avec une pièce de four, on peut dire qu’aux yeux des friands connaisseurs, les Fanchonnettes sont une image de fraîcheur du teint, de la délicatesse des traits, et du velouté de la peau, qui distinguent le visage de madame Henri-Belmont.

Madame Henri-Belmont, grande actrice du Théâtre du Vaudeville, fut célèbre pour son interprétation de Fanchon, femme au caractère bien trempé mais dont il n’est pas avéré qu’elle fût une maitresse d’Alexandre. La Décade Littéraire de 1803 nous indique en outre que « la véritable Fanchon la vielleuse, après avoir joui quelques années de sa vogue bizarre et de sa fortune déshonorante mourut d’un coup d’épée que lui donna un militaire quelque peu brutal pour punir un soufflet qu’il en avait reçu, et qu’il s’était peut-être attiré. »

Après les Fanchonnettes, il y eut les Minettes, du nom de Minette Menestrier dont Alexandre est tombé amoureux alors qu’elle avait à peine vingt et un ans (et lui près de quarante-cinq !). Rien ne prouve une liaison mais tout porte à le croire, à moins que ce ne fut avec Augustine, la cadette de quatre ans), avant qu’elle ne devienne l’amante du Marquis de Cussy, futur préfet du Palais de Napoléon, et ami indéfectible d’Alexandre jusqu’à sa mort, quelques semaines avant celle d’Alexandre, en 1837.

Alexandre parle des Minettes avec émotion dans une page de l’Almanach des Gourmands toute consacrée à leur baptême.  C’était le 16 janvier 1810, lors de la séance du Jury dégustateur durant laquelle Minette Menestrier a été admise comme « Sœur » du Jury :

Fins, mignons, sveltes, et respirant le bon goût et l'esprit par tous les pores, ces Gâteaux ont obtenu l'assentiment général ; et comme il s’agissait de les baptiser, on a cherché, dans l'assimilation de leurs qualités avec celles d'une des aimables Candidats de cette Séance, le nom qu'il fallait leur donner ; en sorte que, d'une voix unanime, le Jury Dégustateur les a proclamés Gâteaux à la Minette. C'est donc sous ce nom qu'ils ont été produits dans le Monde ; et quoique non encore annoncés, il s'en fait déjà, chez M. Rouget, un débit prodigieux. Tout porte à croire que les Gâteaux à la Minette se placeront un jour à côté de ces aimables Fanchonnettes, imaginées aussi par M. Rouget, et dont le succès, depuis six ans, ne s'est point encore démenti.

Les Augustines, en hommage à Augusta Menestrier (qui n'était pourtant pas comédienne) sont citées dans plusieurs menus conçus par Alexandre, mais il n’a laissé aucune description de cette autre création de Rouget.

Il y a enfin les Hervinettes, inspirées par Marie-Anne Renée Adèle Macaire Moreau de Comagni, « Madame Hervey » sur scène. Elle a commencé sa brillante carrière au Théâtre du Vaudeville, avant de passer à la Comédie-Française en 1819. Maitresse officielle de Charlemagne Ducret et officieuse de La Reynière (malgré une différence d’âge d'une vingtaine d'année dans les deux cas), elle eut de l’un ou de l’autre une fille, Victorine, que La Reynière adoptera en 1812. Elle qui n’a jamais connu de four sur la scène, a eu les honneurs de celui de M. Rouget. D’un bond gracile du Théâtre du Vaudeville à celui de la Gourmandise, son nom a franchi les siècles… grâce à la Pâtisserie de Rouget et à l’inventivité féconde de La Reynière :

Aucune difficulté n’arrête le Génie, et M. Rouget est parvenu à nous offrir, dans les Hervinettes, un portrait fidèle de l’Actrice tout à la fois noble et enjouée, imposante et naïve, profonde et légère, sensible et folâtre, mais toujours naturelle, toujours vraie, toujours charmante, dont le talent indéfinissable fait le plus bel ornement du Théâtre le plus cher aux Gourmands.

Il y eut sans doute d’autres actrices ainsi célébrées en forme de friandises. Avec La Reynière, La journée des femmes, c’est tous les jours, comme la gourmandise!

*Petit repas qu’on fait entre les repas, en hâte, en passant, ou par une circonstance quelconque (Littré)

Source : Almanach des Gourmands, 1ère et 7ème année; La Décade littéraire, 1803.


lundi 5 mars 2018

Oui, le poulet est autorisé même pendant le carême ! Ouf !                                                        

jeudi 1 mars 2018


Mars : Le Mois humide...
En ce 1er mars, à tous mes ami.e.s gourmands, gourmets, gastronomes ou gastrophiles : le mois de mars selon Alexandre Grimod de La Reynière. Mois hélas toujours embarrassé du Carême, et par cette Eglise qui nous impose le maigre. Il faut alors se rabattre sur le poisson…

Mars : Le Mois humide, ou les marchands de poisson
Le joyeux Carnaval a déjà fui d’une aile rapide, les funérailles du Mardi-Gras sont achevées, et le Mercredi des Cendres, triste précurseur du Carême dont il fait partie, a déjà étendu ses voiles funèbres sur l’horizon des Gourmands. Son apparition est le signe que tout le poil et toute la plume s’envolent. Adieu les bœufs du Cotentin, les veaux de Pontoise, les moutons de Pré-Salé de Cabourg et des Ardennes, le porc nutritif, le daim léger, le sanglier valeureux, le faon timide, et le lièvre mélancolique, plus timide encore, non moins agile, et qu’il est doux de fixer à la broche. Si la loi du Carême est pour nous un temps de pénitence, elle est pour eux une époque de jubilation ; et tandis que, couverts d’un cilice et arrosés de cendres, nous gémissons sur nos privations, ils s’en réjouissent ; ils bravent nos regards, ils insultent notre appétit, et n’ont plus besoin de chercher à se préserver de nos poursuites. Croître, multiplier, s’engraisser et se réjouir, est maintenant toute leur occupation, tandis que nous, tristes enfants de l’Église, nous faisons précisément le contraire.

C’est ainsi que, parmi les façons d’accommoder les poissons, il en est une qui a les faveurs de La Reynière… 

Le carême est la saison la plus favorable pour manger des matelotes, et la Rapée est le lieu de l'Europe où l'on mange les meilleures; d'où il est facile de conclure que la Rapée n'est jamais plus fréquentée qu'en carême.
Le vulgaire ne voit dans une matelote qu'une simple étuvée de carpe et d'anguille; mais le gourmand considère ce plat avec une attention mêlée de respect, surtout lorsqu'il songe qu'une bonne matelote est un des premiers chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et qu'elle est presque aussi difficile à faire qu'un bon poème épique.

Cette assertion ne paraîtra point un paradoxe à quiconque aura réfléchi sur cette matière, et s'en sera souvent pénétré. Il est de fait que les plus grands cuisiniers de la capitale n'ont jamais pu parvenir à faire une matelote sans faute, et que, reconnaissant leur impuissance, ils y ont même entièrement renoncé. Parcourez les cartes des premiers restaurateurs de Paris, vous n'y verrez jamais de matelote.

Et la matelote, eh bien, c’est une affaire de femmes ! Et voilà pourquoi, dans cette longue et détaillée analyse :

Et cependant ce que ne peuvent nos grands artistes est l'ouvrage d'une femme ; d'une femme le plus souvent étrangère aux premiers éléments de la cuisine, d'une femme qui serait embarrassée pour trousser un poulet, pour parer des côtelettes, pour finir un fricandeau.

Cela prouve bien qu'il y a des grâces d'état, des grâces surnaturelles contre lesquelles toute la prudence des hommes vient échouer, et qui auraient forcé M. de Lalande lui-même, s'il eût fréquenté la Rapée, à reconnaître l'existence d'un Être suprême. C'est ainsi, par exemple, qu'un vrai gourmand fera, sans s'incommoder, le tour complet des trois services d'une table de vingt couverts, tandis qu'un mangeur vulgaire se trouve hors de combat dès l'apparition du rôti.

Quand on voit l’état de la Rapée de nos jours, on a du mal à imaginer un tel état de grâce. Mais bon, avec du génie… oui :

Avec du génie, même simplement avec du talent, de l'aptitude et de l'expérience, on peut devenir un bon cuisinier; mais pour faire une excellente matelote il faut des vertus inconnues à la plupart des hommes, des vertus qui leur sont étrangères, et dont la pratique est trop en opposition avec leur caractère et leurs habitudes pour qu'ils songent seulement à les acquérir.

Ces vertus sont une extrême patience, une attention continuelle, une vigilance sans distraction, une propreté minutieuse, des soins sans partage : or, quel est l'homme, et surtout l'artiste , qui peut se flatter de les posséder ?

Ah oui, c’est ça. Les hommes, toujours impétueux quand les femmes sont beaucoup plus raisonnées. Et c’est sans parler de leur capacité de concentration, bien supérieure à celle des hommes, bien sûr, à tel point qu’on pourrait se demander si ces capacités exceptionnelles, et supérieures, ne pourraient pas être appliquées à autre chose que cuisiner des tonnes de matelote. La Reynière, lui-même très concentré sur l’art de la matelote, ne se pose pas la question.Il n'a d'yeux que pour la patronne du Jardin Anglais, sur les quais de la Rapée.

Une femme qui fait une matelote à la Rapée ne fait point autre chose. Immobile auprès de son chaudron sur le feu, comme le médecin Érasistrate au pied du lit de Séleucus, elle n'a des yeux que pour lui. Étrangère à tout ce qui se passe autour d'elle, vous diriez qu'elle est seule dans une vaste cuisine où vingt fourneaux sont allumés. Elle suit tous les mouvements de sa matelote, comme une tendre mère ceux de l'enfant chéri dont elle dirige les premiers pas; et dès que cette matelote a atteint ce degré de cuisson si difficile à saisir, mais
Ultra citraque nequit consistere rectum,


Oui, oui, il est certaines bornes au-delà desquelles la vertu ne se trouve plus. C’est Horace qui l’a dit (Satire I, Livre I, ligne 100 ou à peu près)

elle se hâte de descendre son chaudron de la crémaillère; elle la dresse sur un plat convenablement échaudé, et se hâte d'envoyer à sa destination ce précieux résultat de ses soins vigilants.

La mateloteuse doit donc être musclée et agile. Pas évident, en effet.

Il faut que les convives soupirent quelque temps après elle ; car il est de principe qu'ils peuvent attendre après la matelote, mais que la matelote ne doit jamais attendre après eux. C'est la seule affaire de ce bas-monde qui, ainsi qu'un bon rôti, ne puisse être retardée de deux minutes sans les plus graves inconvénients.

La Reynière aura l’occasion de développer cette pensée fondamentale : celle de l’instant précis.

Il est facile de conclure de cet aperçu pourquoi les matelotes des plus grands cuisiniers sont si inférieures à celles de la Rapée. Nous croirions insulter à la sagacité de nos lecteurs si nous insistions sur ce point davantage.

Voilà. Vous savez sur les matelotes. J’espère avoir rendu votre journée meilleure !

 Sources : Almanach 1ère année; Le gastronome français.