Mars : Le Mois
humide...
En ce 1er mars, à tous mes ami.e.s gourmands, gourmets,
gastronomes ou gastrophiles : le mois de mars selon Alexandre Grimod de La
Reynière. Mois hélas toujours embarrassé du Carême, et par cette Eglise qui
nous impose le maigre. Il faut alors se rabattre sur le poisson…
Mars : Le Mois humide, ou les marchands de poisson
Le joyeux Carnaval a déjà fui d’une aile rapide, les
funérailles du Mardi-Gras sont achevées, et le Mercredi des Cendres, triste
précurseur du Carême dont il fait partie, a déjà étendu ses voiles funèbres sur
l’horizon des Gourmands. Son apparition est le signe que tout le poil et toute
la plume s’envolent. Adieu les bœufs du Cotentin, les veaux de Pontoise, les
moutons de Pré-Salé de Cabourg et des Ardennes, le porc nutritif, le daim
léger, le sanglier valeureux, le faon timide, et le lièvre mélancolique, plus
timide encore, non moins agile, et qu’il est doux de fixer à la broche. Si la
loi du Carême est pour nous un temps de pénitence, elle est pour eux une époque
de jubilation ; et tandis que, couverts d’un cilice et arrosés de cendres, nous
gémissons sur nos privations, ils s’en réjouissent ; ils bravent nos regards,
ils insultent notre appétit, et n’ont plus besoin de chercher à se préserver de
nos poursuites. Croître, multiplier, s’engraisser et se réjouir, est maintenant
toute leur occupation, tandis que nous, tristes enfants de l’Église, nous
faisons précisément le contraire.
C’est ainsi que, parmi les façons d’accommoder les poissons,
il en est une qui a les faveurs de La Reynière…
Le carême est la saison la plus favorable pour manger des
matelotes, et la Rapée est le lieu de l'Europe où l'on mange les meilleures;
d'où il est facile de conclure que la Rapée n'est jamais plus fréquentée qu'en
carême.
Le vulgaire ne voit dans une matelote qu'une simple
étuvée de carpe et d'anguille; mais le gourmand considère ce plat avec une
attention mêlée de respect, surtout lorsqu'il songe qu'une bonne matelote est
un des premiers chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et qu'elle est presque aussi
difficile à faire qu'un bon poème épique.
Cette assertion ne paraîtra point un paradoxe à quiconque
aura réfléchi sur cette matière, et s'en sera souvent pénétré. Il est de fait
que les plus grands cuisiniers de la capitale n'ont jamais pu parvenir à faire
une matelote sans faute, et que, reconnaissant leur impuissance, ils y ont même
entièrement renoncé. Parcourez les cartes des premiers restaurateurs de Paris,
vous n'y verrez jamais de matelote.
Et la matelote, eh bien, c’est une affaire de femmes !
Et voilà pourquoi, dans cette longue et détaillée analyse :
Et cependant ce que ne peuvent nos grands artistes est
l'ouvrage d'une femme ; d'une femme le plus souvent étrangère aux premiers
éléments de la cuisine, d'une femme qui serait embarrassée pour trousser un
poulet, pour parer des côtelettes, pour finir un fricandeau.
Cela prouve bien qu'il y a des grâces d'état, des grâces
surnaturelles contre lesquelles toute la prudence des hommes vient échouer, et
qui auraient forcé M. de Lalande lui-même, s'il eût fréquenté la Rapée, à
reconnaître l'existence d'un Être suprême. C'est ainsi, par exemple, qu'un vrai
gourmand fera, sans s'incommoder, le tour complet des trois services d'une
table de vingt couverts, tandis qu'un mangeur vulgaire se trouve hors de combat
dès l'apparition du rôti.
Quand on voit l’état de la Rapée de nos jours, on a du mal à
imaginer un tel état de grâce. Mais bon, avec du génie… oui :
Avec du génie, même simplement avec du talent, de
l'aptitude et de l'expérience, on peut devenir un bon cuisinier; mais pour
faire une excellente matelote il faut des vertus inconnues à la plupart des
hommes, des vertus qui leur sont étrangères, et dont la pratique est trop en
opposition avec leur caractère et leurs habitudes pour qu'ils songent seulement
à les acquérir.
Ces vertus sont une extrême patience, une attention
continuelle, une vigilance sans distraction, une propreté minutieuse, des soins
sans partage : or, quel est l'homme, et surtout l'artiste , qui peut se flatter
de les posséder ?
Ah oui, c’est ça. Les hommes, toujours impétueux quand les
femmes sont beaucoup plus raisonnées. Et c’est sans parler de leur capacité de
concentration, bien supérieure à celle des hommes, bien sûr, à tel point qu’on
pourrait se demander si ces capacités exceptionnelles, et supérieures, ne
pourraient pas être appliquées à autre chose que cuisiner des tonnes de matelote. La
Reynière, lui-même très concentré sur l’art de la matelote, ne se pose pas la
question.Il n'a d'yeux que pour la patronne du Jardin Anglais, sur les quais de la Rapée.
Une femme qui fait une matelote à la Rapée ne fait point
autre chose. Immobile auprès de son chaudron sur le feu, comme le médecin
Érasistrate au pied du lit de Séleucus, elle n'a des yeux que pour lui.
Étrangère à tout ce qui se passe autour d'elle, vous diriez qu'elle est seule
dans une vaste cuisine où vingt fourneaux sont allumés. Elle suit tous les
mouvements de sa matelote, comme une tendre mère ceux de l'enfant chéri dont
elle dirige les premiers pas; et dès que cette matelote a atteint ce degré de
cuisson si difficile à saisir, mais
Ultra citraque nequit
consistere rectum,
Oui, oui, il est certaines bornes au-delà desquelles la
vertu ne se trouve plus. C’est Horace qui l’a dit (Satire I, Livre I, ligne 100
ou à peu près)
elle se hâte de descendre son chaudron de la crémaillère;
elle la dresse sur un plat convenablement échaudé, et se hâte d'envoyer à sa
destination ce précieux résultat de ses soins vigilants.
La mateloteuse doit donc être musclée et agile. Pas évident,
en effet.
Il faut que les convives soupirent quelque temps après
elle ; car il est de principe qu'ils peuvent attendre après la matelote, mais
que la matelote ne doit jamais attendre après eux. C'est la seule affaire de ce
bas-monde qui, ainsi qu'un bon rôti, ne puisse être retardée de deux minutes
sans les plus graves inconvénients.
La Reynière aura l’occasion de développer cette pensée
fondamentale : celle de l’instant précis.
Il est facile de conclure de cet aperçu pourquoi les
matelotes des plus grands cuisiniers sont si inférieures à celles de la Rapée.
Nous croirions insulter à la sagacité de nos lecteurs si nous insistions sur ce
point davantage.
Voilà. Vous savez sur les matelotes. J’espère avoir rendu
votre journée meilleure !
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