jeudi 1 mars 2018


Mars : Le Mois humide...
En ce 1er mars, à tous mes ami.e.s gourmands, gourmets, gastronomes ou gastrophiles : le mois de mars selon Alexandre Grimod de La Reynière. Mois hélas toujours embarrassé du Carême, et par cette Eglise qui nous impose le maigre. Il faut alors se rabattre sur le poisson…

Mars : Le Mois humide, ou les marchands de poisson
Le joyeux Carnaval a déjà fui d’une aile rapide, les funérailles du Mardi-Gras sont achevées, et le Mercredi des Cendres, triste précurseur du Carême dont il fait partie, a déjà étendu ses voiles funèbres sur l’horizon des Gourmands. Son apparition est le signe que tout le poil et toute la plume s’envolent. Adieu les bœufs du Cotentin, les veaux de Pontoise, les moutons de Pré-Salé de Cabourg et des Ardennes, le porc nutritif, le daim léger, le sanglier valeureux, le faon timide, et le lièvre mélancolique, plus timide encore, non moins agile, et qu’il est doux de fixer à la broche. Si la loi du Carême est pour nous un temps de pénitence, elle est pour eux une époque de jubilation ; et tandis que, couverts d’un cilice et arrosés de cendres, nous gémissons sur nos privations, ils s’en réjouissent ; ils bravent nos regards, ils insultent notre appétit, et n’ont plus besoin de chercher à se préserver de nos poursuites. Croître, multiplier, s’engraisser et se réjouir, est maintenant toute leur occupation, tandis que nous, tristes enfants de l’Église, nous faisons précisément le contraire.

C’est ainsi que, parmi les façons d’accommoder les poissons, il en est une qui a les faveurs de La Reynière… 

Le carême est la saison la plus favorable pour manger des matelotes, et la Rapée est le lieu de l'Europe où l'on mange les meilleures; d'où il est facile de conclure que la Rapée n'est jamais plus fréquentée qu'en carême.
Le vulgaire ne voit dans une matelote qu'une simple étuvée de carpe et d'anguille; mais le gourmand considère ce plat avec une attention mêlée de respect, surtout lorsqu'il songe qu'une bonne matelote est un des premiers chefs-d'œuvre de l'esprit humain, et qu'elle est presque aussi difficile à faire qu'un bon poème épique.

Cette assertion ne paraîtra point un paradoxe à quiconque aura réfléchi sur cette matière, et s'en sera souvent pénétré. Il est de fait que les plus grands cuisiniers de la capitale n'ont jamais pu parvenir à faire une matelote sans faute, et que, reconnaissant leur impuissance, ils y ont même entièrement renoncé. Parcourez les cartes des premiers restaurateurs de Paris, vous n'y verrez jamais de matelote.

Et la matelote, eh bien, c’est une affaire de femmes ! Et voilà pourquoi, dans cette longue et détaillée analyse :

Et cependant ce que ne peuvent nos grands artistes est l'ouvrage d'une femme ; d'une femme le plus souvent étrangère aux premiers éléments de la cuisine, d'une femme qui serait embarrassée pour trousser un poulet, pour parer des côtelettes, pour finir un fricandeau.

Cela prouve bien qu'il y a des grâces d'état, des grâces surnaturelles contre lesquelles toute la prudence des hommes vient échouer, et qui auraient forcé M. de Lalande lui-même, s'il eût fréquenté la Rapée, à reconnaître l'existence d'un Être suprême. C'est ainsi, par exemple, qu'un vrai gourmand fera, sans s'incommoder, le tour complet des trois services d'une table de vingt couverts, tandis qu'un mangeur vulgaire se trouve hors de combat dès l'apparition du rôti.

Quand on voit l’état de la Rapée de nos jours, on a du mal à imaginer un tel état de grâce. Mais bon, avec du génie… oui :

Avec du génie, même simplement avec du talent, de l'aptitude et de l'expérience, on peut devenir un bon cuisinier; mais pour faire une excellente matelote il faut des vertus inconnues à la plupart des hommes, des vertus qui leur sont étrangères, et dont la pratique est trop en opposition avec leur caractère et leurs habitudes pour qu'ils songent seulement à les acquérir.

Ces vertus sont une extrême patience, une attention continuelle, une vigilance sans distraction, une propreté minutieuse, des soins sans partage : or, quel est l'homme, et surtout l'artiste , qui peut se flatter de les posséder ?

Ah oui, c’est ça. Les hommes, toujours impétueux quand les femmes sont beaucoup plus raisonnées. Et c’est sans parler de leur capacité de concentration, bien supérieure à celle des hommes, bien sûr, à tel point qu’on pourrait se demander si ces capacités exceptionnelles, et supérieures, ne pourraient pas être appliquées à autre chose que cuisiner des tonnes de matelote. La Reynière, lui-même très concentré sur l’art de la matelote, ne se pose pas la question.Il n'a d'yeux que pour la patronne du Jardin Anglais, sur les quais de la Rapée.

Une femme qui fait une matelote à la Rapée ne fait point autre chose. Immobile auprès de son chaudron sur le feu, comme le médecin Érasistrate au pied du lit de Séleucus, elle n'a des yeux que pour lui. Étrangère à tout ce qui se passe autour d'elle, vous diriez qu'elle est seule dans une vaste cuisine où vingt fourneaux sont allumés. Elle suit tous les mouvements de sa matelote, comme une tendre mère ceux de l'enfant chéri dont elle dirige les premiers pas; et dès que cette matelote a atteint ce degré de cuisson si difficile à saisir, mais
Ultra citraque nequit consistere rectum,


Oui, oui, il est certaines bornes au-delà desquelles la vertu ne se trouve plus. C’est Horace qui l’a dit (Satire I, Livre I, ligne 100 ou à peu près)

elle se hâte de descendre son chaudron de la crémaillère; elle la dresse sur un plat convenablement échaudé, et se hâte d'envoyer à sa destination ce précieux résultat de ses soins vigilants.

La mateloteuse doit donc être musclée et agile. Pas évident, en effet.

Il faut que les convives soupirent quelque temps après elle ; car il est de principe qu'ils peuvent attendre après la matelote, mais que la matelote ne doit jamais attendre après eux. C'est la seule affaire de ce bas-monde qui, ainsi qu'un bon rôti, ne puisse être retardée de deux minutes sans les plus graves inconvénients.

La Reynière aura l’occasion de développer cette pensée fondamentale : celle de l’instant précis.

Il est facile de conclure de cet aperçu pourquoi les matelotes des plus grands cuisiniers sont si inférieures à celles de la Rapée. Nous croirions insulter à la sagacité de nos lecteurs si nous insistions sur ce point davantage.

Voilà. Vous savez sur les matelotes. J’espère avoir rendu votre journée meilleure !

 Sources : Almanach 1ère année; Le gastronome français.




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