Introduction
En dehors
de cercles cultivés et gastronomes, le nom de Grimod de La Reynière (1758-1837)
évoque peu de choses. Cherchons dans les annuaires de villes françaises où La
Reynière a vécu ou qu’il a célébrées : il n’en n’est pas une - Paris,
Lyon, Béziers, Marseille, Montpellier, pour les principales – qui lui ait
consacré une rue, ou même un impasse. Nul jury gastronomique qui s’en soit
accaparé le nom. Aucun restaurant qui ait rendu hommage au père fondateur de l’art gustatif.
On doit à
Robert J. Courtine, célèbre collabo(rateur) qui a tenu la chronique gastronomique
du journal Le Monde de 1952 à 1993, d’avoir perpétué la mémoire de ce patronyme
en l’adoptant pour nom de plume, et en faisant croire que La Reynière était le
père de la Critique Gastronomique. Mais cela est, déjà, de l’histoire. Et
quelle histoire que celle de Grimod de la Reynière ! Digne de figurer dans
les anthologies des Hommes remarquables de la fin de l’Ancien régime tant elle
est riche en soubresauts, en originalités, en excès, en scandales en tous
genres. Un écrivain aurait pu s’emparer du sujet, car la vie de La Reynière
ferait à coup sûr un roman très extraordinaire et très instructif. Avec à la
clé, un sujet en or de film à grand budget, de série TV pour amateurs fatigués
des boucheries sanguinolentes dans les hôpitaux ou les terrains de jeu de la
CIA. Écoutons son premier biographe, Gustave Desnoiresterres (Grimod de La Reynière et son Groupe,
1877) : pour la génération actuelle,
Grimod de la Reynière n’est qu’un épicurien fameux, un viveur à outrance, un
voluptueux bizarre, que des livres théoriques sur l’art de la table ont posé en
père de l’église de la gourmandise. On a oublié ou l’on ignore ses premiers
titres à une célébrité que des dîners ont accrue… Jamais homme ne poussa plus
loin l’audace et le sans-gêne à l’endroit de ce que l’on respecte communément
le plus, soi et les siens. Pousser l’héroïsme, de plus sévères diraient le
cynisme, jusqu’à servir de propre plastron, jusqu’à égayer à ses dépens et aux
dépens de sa famille la malignité publique peu habituée à trouver la besogne
ainsi faite, voilà qui passe toute idée et toute prévision. Mais ceci encore : après avoir
vécu en héraut du sans-gêne et du cynisme, et après avoir été cet épicurien
fameux, Grimod de La Reynière fut, pendant les vingt-cinq dernières années de
sa vie, un ermite excentrique.
Les trois vies d’Alexandre Grimod
de La Reynière
Un adolescent turbulent
Un adolescent turbulent
Le futur écrivain et père de l'église de la gourmandise est né à Paris le 20 novembre 1758. Son père, Laurent, fermier général et intendant des Postes, possède l’une des plus grosses fortunes de France. C’est aussi un « Gourmand », pour reprendre vocatif majuscule utilisé par Alexandre, dans le sens de Gourmet – mot peu usité à l’époque. Il a à son service l’un des meilleurs cuisiniers de cette fin de l’Ancien régime, un certain Mérillion, dont ne sait rien, au point que ce Grand Mérillion pourrait bien être une invention grimaldienne, une abstraction systémique couvrant les meilleurs cuisiniers de l'époque. Sa mère, Suzanne de Jarente est une aristocrate attaquée de noblesse comme le rapporte Elisabeth Vigée-Lebrun dans ses Souvenirs. Elle souffrira toute sa vie de sa mésalliance avec Laurent Grimod (de La Reynière), petit-fils et fils de parvenus. Laurent et Suzanne sont tous deux la risée du Tout-Paris, ou plutôt du Tout-Versailles : elle, par ses prétentions nobiliaires et sa rancœur de n’être pas admise à la Cour ; lui, par son caractère pour le moins docile – une nature d’une sensibilité rare, ce qui désigne à l’époque l’Homme des Lumières. Suzanne n’en parvient pas moins à tenir un salon littéraire réputé, qui réunit nombre de comédiens, écrivains, musiciens, diplomates, militaires etc. Lorsque Suzanne met au monde Alexandre, ce 20 novembre 1758, on peut juger de la surprise générale : l’enfant est manchot ! Son père lui procurera des prothèses, habilement réalisées par un « mécanicien » (horloger ?) suisse. La mère prend l’enfant en horreur, et s’occupera peu de son éducation. L’ouvrage qu’elle avait commandé à l’abbé Barthélémy pour servir de fondements à l’édification du rejeton, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, peut attendre, du coup, et de fait ne sera publié qu’en 1788 : trente ans de gestation, mais un ouvrage qui aura marqué son temps.
On ne
sait que peu de choses de l’enfance d’Alexandre, et les quelques informations
qu’il donne dans l’une de ses lettres sont minces. Les années qui précèdent
1769 offrent la même somme de biens et de
maux et parmi des derniers, la présence, dans l’hôtel familial de la rue de la Grange-Batelière, d’un précepteur brutal
et de peu d’esprit. On imagine Suzanne soulagée de se séparer de cet enfant
qu’elle abhorre quand elle l’envoie cette année-là au Collège du Plessis,
ancienne Université de Paris, d’abord (1769/1773) puis au lycée Louis-le-Grand,
section Collège de Reims, ensuite (1773-1775). Là, il suit un enseignement de
rhétorique et de philosophie. Ce sont deux
années de bonheur, écrit-il encore, mais tout laisse à penser que l’enfant
est déjà du genre difficile, à faire les quatre cents coups dans Paris,
peut-être avec Robespierre, qui sait, entré lui aussi au Collège de Reims en
1773, Camille Desmoulins, qui est entré à Louis-le-Grand une année plus tard, de même que Stanislas Fréron : les historiens ne disent rien de ces amitiés
possibles avec ces trois futures figures de la Révolution française.
Conséquence de ces deux années de bonheur : pour rétablir une santé altérée par des veilles, l’étude et des passions très-vives, ses parents l’expédient pendant quatorze mois prendre le vert, dans une sorte de Grand Tour qui ne le mène pas en Italie, comme le font les rejetons de la noblesse anglaise, mais va, plus modestement, plus bourgeoisement, même, du Bourbonnais à Lausanne en passant par Lyon, le Dauphiné, et quelques autres étapes en France. Rien n’est dit de la nature de ces veilles et de ces passions très-vives, toujours est-il que cette année de voyage (Août 1775 /Septembre 1776), fut réparatrice, et la plus heureuse de sa vie, avoue-t-il plein de mystères. Car c’est l’époque où la nature, en se développant, ouvre l’âme aux sentiments et les organes aux sensations. Nulle considération artistique sur les lieux visités. Les filles, voilà ce qui l’intéresse au premier chef et nourrit sa prose : la beauté des jeunes provinciales est plus commune et se soutient beaucoup mieux qu’à Paris ! Dans la Capitale, la plus jolie des femmes du grand monde est vieille à vingt-cinq ans, et décrépite à trente. Cette vieillesse prématurée est une juste punition de leur vie dissipée et libidineuse, et surtout de l’usage continuel du rouge, composition dégoûtante qui fait bientôt disparaître la fraicheur du teint, et traine après elle les rides, la pâleur et tout le cortège de la plus entière décrépitude. À défaut d’être profond, que tout cela est bien dit ! C’est le « Style » La Reynière, qui ne s’exprime jamais mieux que dans la légèreté.
Conséquence de ces deux années de bonheur : pour rétablir une santé altérée par des veilles, l’étude et des passions très-vives, ses parents l’expédient pendant quatorze mois prendre le vert, dans une sorte de Grand Tour qui ne le mène pas en Italie, comme le font les rejetons de la noblesse anglaise, mais va, plus modestement, plus bourgeoisement, même, du Bourbonnais à Lausanne en passant par Lyon, le Dauphiné, et quelques autres étapes en France. Rien n’est dit de la nature de ces veilles et de ces passions très-vives, toujours est-il que cette année de voyage (Août 1775 /Septembre 1776), fut réparatrice, et la plus heureuse de sa vie, avoue-t-il plein de mystères. Car c’est l’époque où la nature, en se développant, ouvre l’âme aux sentiments et les organes aux sensations. Nulle considération artistique sur les lieux visités. Les filles, voilà ce qui l’intéresse au premier chef et nourrit sa prose : la beauté des jeunes provinciales est plus commune et se soutient beaucoup mieux qu’à Paris ! Dans la Capitale, la plus jolie des femmes du grand monde est vieille à vingt-cinq ans, et décrépite à trente. Cette vieillesse prématurée est une juste punition de leur vie dissipée et libidineuse, et surtout de l’usage continuel du rouge, composition dégoûtante qui fait bientôt disparaître la fraicheur du teint, et traine après elle les rides, la pâleur et tout le cortège de la plus entière décrépitude. À défaut d’être profond, que tout cela est bien dit ! C’est le « Style » La Reynière, qui ne s’exprime jamais mieux que dans la légèreté.
La
post-adolescence n’est guère plus documentée. Grimm qualifie Alexandre de jeune fou. Par d’autres confidences
épistolaires, on apprend qu’il se prépare à une vie d’homme de lettres, et
accessoirement d’avocat. Il fréquente des artistes, des hommes et femmes de
théâtre, des écrivains, dont Restif de la Bretonne, véritable père par l’âge
comme par l’ascendant ; Mercier,
qu’il admire ; Beaumarchais, qu’il croit un temps être son ami et qu’il ne
tardera pas à détester ; et d’autres, tombés dans l’oubli.
Cela au grand désespoir de Suzanne et de Laurent qui persistent, contre vents
et marées, à exiger qu’il devienne magistrat, fonction prestigieuse et
lucrative, et qu'il s’entoure d’une compagnie honorable. Sans succès. Alexandre
traite son père d’homme nul, et ses
relations avec Suzanne sont douloureuses. Il l’aime, mais sans retour, et lui
fait payer cher le mépris affiché. Quant
à ma mère, il est une vérité bien cruelle, … c’est qu’elle ne m’a jamais aimé.
Mon infirmité naturelle (dont elle seule
est l’auteur) en est la première cause. J’ai là-dessus des anecdotes qui vous
surprendraient bien ! mais que je ne puis confier au papier. Mystères,
à nouveau, et ces anecdotes surprenantes ne nous sont pas parvenues, hélas. La seconde (cause) est le mépris que j’ai peut-être affiché un peu trop haut de toutes les Idoles qu’elle
encense ; grandeur, naissance, fortune, dignités &c. Nous y
voilà ! Alexandre, adolescent, est un mauvais garnement, un rebelle, qui
« se la ouéje limite caillera »,
autrement dit se proclame républicain, et ne pense qu’à ridiculiser son
père, sa mère et leur compagnie, la plus
mauvaise, puisqu'elle est presque toute composée de gens de la cour.
Le
premier sommet connu de cette vie tumultueuse culmine le 1er février
1783. Ce jour-là qui, précisons-le en passant, marque les noces d’argent de
ses parents, Alexandre donne un Souper extraordinaire dans l’hôtel parental de
la rue des Champs-Élysées. Le déroulement, mais non le menu, en est connu grâce
à quelques compte-rendu dont le mieux informé est celui de Grimm. Le cérémonial
employé par Alexandre singe celui de la Cour, sous les yeux d’une bande de
gueux installés sur une balustrade qui surplombe l’immense pièce où se déroule
ce Souper – cela, naturellement, les invités ne le découvrent qu’une fois pris
au piège. L’immense Salon est tout drapé de noir et illuminé par 365 bougies
(1785 n’étant pas une année bissextile). Mille détails fourmillent, qui
transforment les invités en acteurs convoqués à une pièce macabre par un carton
sous forme d’un immense faire-part de décès. Les convives ont été triés sur le
volet, composés en partie de joyeux débauchés, tous mâles, à l’exception de Françoise de Loyson, sa
maitresse, sans doute, travestie en homme ; et pour l’autre partie, de
quelques personnalités tout à fait honorables
– avocats, magistrats – qui ont, après coup, fort regretté de s’être
embarqués dans cette galère, et surtout que tout cela se sût : Je vous prie en mon particulier, Monsieur,
de ne point donner au public le détail de votre fête et encore moins les noms
de ceux qui y ont assisté, suppliera l’un d’eux, rongé par les angoisses
d’une mauvaise réputation fatale à son rang et à sa carrière. Grand seigneur,
Alexandre n’écrira rien de ce Souper mémorable.
Que lui
apporte ce Souper ? Une réputation de jeune homme scandaleux dont tout
Paris s’entiche, qui lui permet de donner un sérieux coup de pouce à sa
carrière littéraire. Car il vient d’écrire ses Réflexions philosophiques sur le plaisir, par un célibataire. Cet
opus commis à la va-vite n’est que de la petite littérature, et Grimm le dit
sèchement : cette brochure ne
contient que des lieux communs à la morale la plus vague, et une critique de
nos mœurs aussi frivoles qu’insipides. Et pourtant, grâce à la notoriété
acquise en ce 1er février 1783, on se les arrache, ces Réflexions philosophiques, et au-delà
des espérances de l’auteur : trois éditions seront
épuisées avant la fin de l’été. Mais ce premier succès d’édition est de
circonstances et n’a rien de quoi assurer une postérité littéraire. Il en est de même
d’autres ouvrages des années 1780, tout aussi futiles que bâclés, écrits la
nuit, dans des assemblées aussi interlopes que bruyantes : sa Lorgnette philosophique trouvée par un R. P.capucin sous les arcades du Palais-Royal (1785) en est un exemple. Même Peu de chose, idées sur Molière, Racine,
Crébillon, Piron, etc. (1788), et Moins que rien, suite de Peu de chose, ouvrage d’un genre assez neuf et plus moral
qu’on ne pense (1793), sont reçus avec amusement, qui pourtant comportent
des propos de premier ordre sur l’Art dramatique français du XVIIIème siècle.
Cette
réputation sulfureuse alimentée par ses frasques gastronomiques, Grimod de La
Reynière l’entretient trois fois par semaine. Le mercredi et le samedi, ce sont
les déjeuners philosophiques dits
aussi séances semi-nutritives, des séances qui réunissent une foule bigarrée autour d’une table dressée de tartines
d’anchois qu’on expédie d’une pichenette vers le convive de son choix, faisant
de l’hôtel des La Reynière l’endroit
unique en France où les anchois couraient la poste. Et comme cela n’y suffisait pas, il organise chaque mercredi, au
sortir de ses séances semi-gustatives, un dîner entre amis, chez Le Gacque,
célèbre restaurateur aux Tuileries où les rejoignent, entre autres, les
bruyants et joyeux lurons de la Société des Gobe-Mouches.
Un autre
scandale a lieu durant l’hiver 1785/86. Jeune avocat, Alexandre publie un Mémoire aussi maladroit que
provoquant : il y prend la défense d’un autre avocat, Duchosal, qui n’en
voulait pas, de sa défense, tandis que la partie adverse, le futur académicien
Fariau de Saint-Ange, dont Chateaubriand a dit qu’il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empêcher, menace d’un procès. Pire
encore, le Mémoire fourmille de
propos qui irritent passablement l’establishement
politique et judiciaire de la Capitale. Suzanne n’en peut plus : il
est vrai qu’elle et son paltoquet de mari se suffisent à eux-mêmes pour faire
fleurir les sarcasmes ; Alexandre n’a pas vraiment besoin d’en rajouter.
Avec l’aide de Malesherbes, beau-frère de Laurent, elle trouve une solution
radicale : une Lettre de cachet. Alexandre est envoyé chez des moines,
bien loin de Paris, à Domèvre, près de Nancy. Il échappe de peu à l’asile,
malgré la perfide insistance de Beaumarchais, qui n’est décidément pas son
allié.
Avec ce
départ chez les moines, le 10 avril 1786, se clôt la première vie de La
Reynière, celle des rébellions et des dérèglements dont une grande part reste à
jamais ignorée : L’histoire de tout
ce qui s’est passé dans mon âme, depuis le 2 février 1783, jusqu’au 10 avril
1786, aurait de quoi vous surprendre ! écrit-il à Restif, son Bien aimé, pourtant premier témoin de ses frasques. Commence alors une
nouvelle vie pour Alexandre. En compagnie des Frères, celui qui se prétendait républicain devient monarchiste,
fuit les scandales et les hommes de lettres de Paris, se réconcilie avec
la gastronomie, n’écrit plus : Onze mois
de ce séjour en Province m’ont absolument rouillé dans l’art d’écrire. Il
se dit prêt à accepter les volontés de sa mère à un point tel que personne, et
Suzanne la première, ne le croit sincère. Malgré toutes les assurances
possibles, on craint de nouveaux scandales, même à distance. En vérité, cela dégoûterait de bien faire,
écrit-il amèrement.
Néanmoins, Alexandre persévère. Il n’a jamais été aussi persévérant, d’ailleurs, et ne le sera jamais plus autant. Après un an chez ses moines, il l’affirme et le réaffirme : il doit à l’amitié et aux conseils du Général du monastère, Joseph de Saintignon, l’abjuration de quelques erreurs, l’oubli de quelques injustices, et le repentir de beaucoup d’écarts. Mais Suzanne a dû trouver ces « quelques » bien peu rassurants, et ce « beaucoup » bien insuffisant, car elle ne fléchit pas. Pas tout de suite. Et elle hésite. Non seulement elle peine à se convaincre de la sincérité de son fils, elle est aussi déconcertée par cet être décidemment imprévisible, car le voilà qui prétend prendre gout à ce séjour chez les moines. Il faut dire que le monastère de Domèvre a des allures de douce Thébaïde : un asile interdit aux sots. Des journées occupées par les plaisirs de la table, de la lecture et de la correspondance. Des sorties, et en nombre, à Nancy, à Strasbourg, à Metz, sont autorisées par le Général. Les visites d’amis parisiens sont fréquentes, et même, une fois, de Dames, en juin 1787. Si bien que ce séjour à Domèvre, aussi long soit-il, est à marquer en lettres rouges ! Voilà qui perturbe plus encore Suzanne. Peut-être même se dit-elle que si la vie à Domèvre est si douce, il serait temps de trouver une autre stratégie vexatoire. Au printemps 1788, enfin, Suzanne décrète que, sous l’empire de la Lettre de Cachet, l’enfermement est commué en bannissement. Alexandre est libre, avec un bémol : interdiction de se rendre à Paris. La prison, toujours, mais désormais à cheval.
Néanmoins, Alexandre persévère. Il n’a jamais été aussi persévérant, d’ailleurs, et ne le sera jamais plus autant. Après un an chez ses moines, il l’affirme et le réaffirme : il doit à l’amitié et aux conseils du Général du monastère, Joseph de Saintignon, l’abjuration de quelques erreurs, l’oubli de quelques injustices, et le repentir de beaucoup d’écarts. Mais Suzanne a dû trouver ces « quelques » bien peu rassurants, et ce « beaucoup » bien insuffisant, car elle ne fléchit pas. Pas tout de suite. Et elle hésite. Non seulement elle peine à se convaincre de la sincérité de son fils, elle est aussi déconcertée par cet être décidemment imprévisible, car le voilà qui prétend prendre gout à ce séjour chez les moines. Il faut dire que le monastère de Domèvre a des allures de douce Thébaïde : un asile interdit aux sots. Des journées occupées par les plaisirs de la table, de la lecture et de la correspondance. Des sorties, et en nombre, à Nancy, à Strasbourg, à Metz, sont autorisées par le Général. Les visites d’amis parisiens sont fréquentes, et même, une fois, de Dames, en juin 1787. Si bien que ce séjour à Domèvre, aussi long soit-il, est à marquer en lettres rouges ! Voilà qui perturbe plus encore Suzanne. Peut-être même se dit-elle que si la vie à Domèvre est si douce, il serait temps de trouver une autre stratégie vexatoire. Au printemps 1788, enfin, Suzanne décrète que, sous l’empire de la Lettre de Cachet, l’enfermement est commué en bannissement. Alexandre est libre, avec un bémol : interdiction de se rendre à Paris. La prison, toujours, mais désormais à cheval.
Le bourgeois voluptueux
Une fois passée la porte du monastère, la vie d’Alexandre sera bourgeoise. Il s’installe à Lyon. Il y trouve une maitresse, Adèle Feuchère, actrice sans succès, Adélaïde sur les affiches, qui accouche bientôt d’une petite Justine, dite Fafa en octobre 1790. Telle mère, tel fils, Alexandre ne s’occupe guère de son enfant, qui meurt à l’âge de trois ans chez sa nourrice, quelque part dans le Beaujolais. Car Alexandre a autre chose à faire. Beaucoup d’autres choses, même. Se recréer un Cercle. Reprendre sa carrière d’homme de lettres. Son entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Lyon est marquée par une apologie sans nuances de Lyon, et de sa société, qui sera publiée dans le Tableau de Lyon en 1786, adressé sous forme de lettre à Mercier, auteur du Tableau de Paris (1788). Mais très tôt, les railleurs prennent la plume et un pamphlet anonyme circule : Grimod, tes vers valent moins que ta prose, Et cependant ta prose ne vaut rien…
Une fois passée la porte du monastère, la vie d’Alexandre sera bourgeoise. Il s’installe à Lyon. Il y trouve une maitresse, Adèle Feuchère, actrice sans succès, Adélaïde sur les affiches, qui accouche bientôt d’une petite Justine, dite Fafa en octobre 1790. Telle mère, tel fils, Alexandre ne s’occupe guère de son enfant, qui meurt à l’âge de trois ans chez sa nourrice, quelque part dans le Beaujolais. Car Alexandre a autre chose à faire. Beaucoup d’autres choses, même. Se recréer un Cercle. Reprendre sa carrière d’homme de lettres. Son entrée à l’Académie des Beaux-Arts de Lyon est marquée par une apologie sans nuances de Lyon, et de sa société, qui sera publiée dans le Tableau de Lyon en 1786, adressé sous forme de lettre à Mercier, auteur du Tableau de Paris (1788). Mais très tôt, les railleurs prennent la plume et un pamphlet anonyme circule : Grimod, tes vers valent moins que ta prose, Et cependant ta prose ne vaut rien…
Mollement
décidé à vivre en bourgeois et à travailler pour vivre, il investit dans un
commerce en tous genres, Au Magasin de Montpellier, 17 rue Mercière. L’aventure commerciale est originale, dit-il.
Il se prétend l’inventeur du « circuit court » :
approvisionnement direct chez le producteur, pas d’intermédiaire, du commerce
de gros ouvert au public. Les dettes s’accumulent. L’expérience ne tarde pas à
tourner au fiasco. Les finances de son associé, qui n’est autre que son père,
ne se portent guère mieux : Laurent a abandonné sa charge de Fermier
général au début des années 1780 pour une raison ignorée ; le voilà
banquier privé, spéculateur, un spéculateur dont on ne connaît pas les bonnes
affaires, mais les mauvaises, oui, et jusqu’à la ruine. Il laisse la faillite
du Magasin de Montpellier se faire. À ce train, les rues de Lyon ne sont plus
très fréquentables pour Alexandre. La Révolution enfle, entrainant troubles
politiques, crise économique, inflation et assignats, cette monnaie muette dont
la contrevaleur en pièces bien sonnantes fond comme neige au soleil.
Dans la
tempête, que fait Alexandre ? Il fuit. Sans Adélaïde. Direction Béziers,
où habite Justine de Beausset, sa tante (petite sœur de Suzanne), dont il s’éprend, peut-être
platoniquement, peut-être pas, et qu’importe. Auprès d’elle, ce sont de nouveau
des mois d’un bonheur fait des plaisirs de la table, de la lecture, de la
correspondance, et de la vie d’un salon de province. Sans doute quelques Dames aussi, mais sur ce sujet, la
discrétion est de rigueur, même avec les amis. Car Adélaïde craint, bien sûr,
qu’une concurrente ne soit la cause de ces longs séjours à Béziers. Comment lui
expliquer que la femme qui le retient là-bas est sa tante ? Alexandre
emploie les grands moyens épistolaires et annonce le programme de son prochain
séjour à Lyon : Après des baisers brûlants sur ton sein
enchanteur, je t’attirerai sur mes genoux et ma main, glissée sous le voile
importun que la pudeur invente, caressera cette jolie rotonde couleur de rose
et blanche, siège délicieux d’un bonheur divin.
Le temps
passe ainsi suavement, mais non sans quelques tourments. L’ancien républicain
fulmine contre la Révolution qui
anéantit la religion et les propriétés, la gloire de cet empire des lettres,
des sciences, des arts, qui nous reporte au quatorzième siècle, et même au
temps des Goths et des Vandales. Ce jugement sans appel, qui figure dans
une ultime lettre à Restif clôt définitivement son passé républicain et son
amitié avec cet illustre et bien
véritable Ami qui ne tardera pas à prendre le nom de Rétif
Labretonne car les particules sont bannies du vocabulaire révolutionnaire.
Alexandre ne pense qu’à regretter l’Ancien régime et les malheurs qu’une poignée
de ces Vandales parisiens imposent à
vingt-cinq millions de Français. Il fallait non pas tout mettre à bas,
clame-t-il, mais réformer, mettre fin
aux abus, et rétablir la douceur de vivre de 1788, en mieux encore s’il était
possible. Grimod, épicurien fameux et voluptueux bizarre, oui, mais par
dépit : celui de vivre à une époque où règnent en maître l’aveuglement et, pire, la recherche du malheur, plutôt que ce qu’Épicure enseignait,
rechercher ce qui convient à soi-même et aux autres – non pas les plaisirs
irraisonnés, mais ceux qui permettent de bien vivre. Si, par exemple, les émigrés fussent restés tranquillement en France,
occupés de plaisirs et d'amusements, nous ne serions pas en guerre aujourd'hui
avec toute l'Europe, et vous n'auriez pas eu cette foule de lois vexatoires … dont les circonstances ont été le
prétexte … , le Roi vivrait encore et eût fini par épouser de bonne foi une
constitution qui lui donnait encore un éclat passager, et à l'ombre de laquelle
il eût même, petit à petit, ressaisi une bonne partie de son autorité. Au lieu
de cela, qu'est-il arrivé ? vous le savez mieux que moi, et il serait aussi imprudent
que douloureux de le rappeler. J'en conclus qu'il faut plus que jamais songer à
s'amuser, à se distraire et éloigner de soi toute idée noire, car nous nous
rendrions malades et malheureux sans compensation.
Au lieu
d'écouter ces sages conseils, Paris, en ce mois de mai 1793, n’est que ruines, trahisons et
procès expéditifs, murmures assassins et conspirations imaginaires. Alexandre
voit tout cela de loin, se plait à merveille dans sa thébaïde biterroise, et
n’a aucunement envie de rentrer au bercail. A Paris,
son père voit, lui, tout cela de près. Il est même aux premières loges. De son
fastueux hôtel particulier construit en 1782 à l’angle de la place Louis XV et
de l’actuelle rue Boissy d’Anglas (emplacement actuellement occupé par
l’ambassade des États-Unis), Laurent de La Reynière assiste chaque jour aux
désastres de la Révolution et au cours imperturbable de sa propre ruine.
L’homme est usé, rongé par la peur, et même par la peur de la peur, comme dira
justement Bernanos dans Le Dialogue des
Carmélites. La vue plongeante sur la guillotine, privilège quasi-exclusif dans un des rares bâtiments privés de la Place, a dû offrir un spectacle effectivement terrifiant.
Laurent meurt d’épuisement et de peur, officiellement d'une crise cardiaque, dans son lit le 27 décembre 1793. Du fond de sa prison pour avoir été l’avocat de
Louis XVI, l’oncle Malesherbes adresse à Alexandre un billet plein
d’appréhensions : Vous allez avoir des
affaires à discuter avec votre mère, je compte assez sur votre façon de penser
pour être bien sûr que vous n’aurez avec elle que des procédés dignes de vous
et vous n’avez pas besoin d’y être exhorté. La récréation est terminée pour
Alexandre. Après plus de sept ans d’absence, il lui faut retrouver, en février
1794, sa mère et sa compagnie. Le temps n’est guère aux effusions, si jamais il
aurait pu y en avoir : les créanciers se portent en masse à l’hôtel des La
Reynière, une première vente publique a eu lieu au début de ce mois de février
1794, l’hôtel est sous scellés. Par une imprudence presque fatale, Suzanne, l’aristocrate,
héberge une nièce divorcée d’un immigré, ce qui ne plait guère au Comité de
sûreté générale : les voilà toutes deux emprisonnées à la prison des
Piques – Alexandre est à peine arrivé à Paris et, en bon Grimod petit bourgeois déshérité par sa propre mère,
n’est pas inquiété par le Comité de surveillance générale. Suzanne
sortira de la maison d’arrêt en Août 1794, la nièce trois mois plus tard.
Alexandre a eu le temps de s'installer avec Adélaïde dans l’hôtel des Champs-Élysées dans ces
circonstances dramatiques, auxquelles s’ajoutent le manque de bois pour les
cheminées, et la famine, qui continuera bien après la fin de la Terreur : La Terreur fut encore longtemps à planer sur
nos têtes, déplore Alexandre. On
n’égorgeait plus par centaines, on n’emprisonnait plus par milliers, mais la
stupeur régnait encore, et régna longtemps ; et la famine qui l’accompagna
n’était guère propre à renouer les liens de la société, surtout à table. Qu’il
est loin ce temps des parisiens aimables et insouciants ! Qu’il est loin, ce temps où l’on parlait de Peuples, et non
de Nations. Cette longue période
révolutionnaire a dénaturé les mœurs françaises, qui du Peuple le plus poli d’Europe, nous en a constitué
la Nation la plus sanguinaire. Et le théâtre ! La Censure a elle aussi
survécu à la Terreur. En 1795 encore, sont jugées « mauvaises » la
totalité, ou presque, des comédies de Molière, Le Jeu de l’Amour et du Hasard, de Marivaux, plus une trentaine
d’autres de cette importance. On raccourcit Le
Devin du Village, de Rousseau. Guillaume
Tell est naturalisé sous le titre du Sans-culotte
en Suisse. Molé, célèbre acteur du Français, s’est fait la spécialité de
réécrire ce qui n’est pas interdit, et le nouveau public est loin d’avoir la
classe de celui de 1788. Alexandre voit dans ces riches du jour une opportunité : Rien ne
prouve plus que l’ignorance des Spectateurs actuels la nécessité d’un Journal
des Théâtres, écrit-il dans ce Journal des Théâtres qu’il publie sous le
nom de Censeur Dramatique, un journal
décadaire et décadent, riche en enseignements sur l’art dramatique français – en
vue d’instruire les ignorants – mais
aussi bourré de ragots sur les comédiens et les comédiennes qui agacent tout
le petit monde culturel de Paris. Ce Gala avant l'heure comporte même de critiques sans nuances sur la
politique culturelle du Directoire. Cambacérès, qui est pourtant un vieil un
ami d’Alexandre, est contraint, comme Suzanne de la Reynière le fut en 1786,
aux solutions extrêmes : le Censeur est
censuré après une petite année d’existence (août 1797-juin 1798) mais
trente-et-un numéros, plus de deux-mille pages écrites par Alexandre, seul,
jusqu’aux courriers de lecteurs – une vieille ficelle du métier ! La
critique est un art héroïque, s’exclame-t-il avant de jeter définitivement la
plume : la Vérité,
quoique nue, déplaît à presque tous les hommes, et c’est peut-être la seule
femme qu’ils aiment à voir enveloppée d’un voile. Les Rois l’ont bannie ;
les Grands la fuient ; les Amants la redoutent ; les Gens de Lettres
la craignent ; mais par-dessus tout, les Comédiens la détestent.
Alexandre
a désormais la plume en l’air et le bec dans l’eau, et il disparait de la scène
publique pendant près de cinq ans (1798-1803), quand est publié l’Almanach des Gourmands, ou calendrier
nutritif servant de guide dans les moyens de faire excellente chère ;
Suivi de l’Itinéraire d’un Gourmand dans les divers quartiers de Paris, et de
quelques Variétés morales, apéritives et alimentaires, Anecdotes gourmandes,
etc.., par Un Vieux Amateur. Le succès est immédiat. La fortune revient. Sa
renommée est de nouveau assurée, et cette fois-ci pour longtemps. Dans l’espoir
d’être encensés, les commerçants de bouche lui envoient des échantillons
qu’Alexandre nomme les Libéralités, qu’il
lui faut juger. Il crée pour cela un Jury
dégustateur, avec ses amis Gourmands, des Gourmands blanchis sous le harnais et
aux mâchoires exercées depuis de longues années. Les sentences alimenteront
une deuxième année de l’Almanach, puis une troisième et ainsi jusqu’à huit
Années sur la période 1803-1812. Cet Almanach est son chef d’œuvre, et c’est
par lui que Grimod de La Reynière est devenu le père de l’église de la Gourmandise. La tentative ébauchée dans le domaine
du théâtre, édifier les ignorants, fait cette fois-ci recette.
Mais de
nouveau, l’entreprise tourne court. D’une Année l’autre, Alexandre se répète,
et les sentences ne plaisent pas toujours aux Artistes (bouchers, charcutiers, pâtissiers, etc.) de la scène
gourmande parisienne. Les procès s’accumulent, Alexandre se lasse, et dit à
propos des Artistes de bouche ce qu’il avait dit de ceux de la scène des années auparavant : ces gens là préfèrent les fumées d’encensoir aux traits du
censeur. La 8ème Année de l’Almanach, parue en 1812, sera la
dernière. Et 1812 marque des changements importants dans la situation
matérielle d’Alexandre. Un règlement est trouvé avec l’un des principaux
créanciers de son père. Il s’achète une maison à Villiers-sur-Orge. Il épouse,
enfin, devant notaire, Adèle Feuchère. Il lui faut attendre 1815, l’année du
décès de Suzanne, pour être réhabilité dans ses droits successoraux. Il peut
alors concrétiser un projet qu’il avait imaginé dès son séjour à Domèvre et
auquel personne ne croyait : se retirer du monde, et s’entourer de chats,
de cochons, du bonheur de ses vassaux,
pour voir si cela le rendrait heureux lui-même.
La retraite
Commence alors la troisième vie d’Alexandre Grimod de la Reynière (1815-1837), une vie d’ermite à Villiers-sur-Orge, dans cette maison de maître qui a pour nom La Seigneurie et qu’il appelle son château. A partir de 1819, il ne remettra plus jamais, ou très peu, les pieds dans la capitale voisine : Paris n’est bon à notre âge que lorsqu’on a un bon équipage et qu’on peut tenir une excellente maison. Autrement, il me semble qu’il vaut mieux habiter un joli ermitage où l’on ne dépend de personne, où l’on vit dans une honnête aisance, et où l’on n’est pas obligé de courir sans cesse pour donner de l’amusement à la société. Dans ce renoncement au monde, le Propriétaire, Homme de lettres, passe ses journées à lire : je mets ma solitude à profit en lisant quatorze heures par jour, et si j’avais conservé la mémoire comme les yeux, je saurais bien des choses. Quand il ne lit pas, il s’occupe de ses cochons, pêche le gardon dans l’Orge, et traficote calicot, vin et absinthe, argenterie et cristaux : le commerçant lyonnais est toujours vivant. Les visites se font chaque mois plus rares et sa solitude, de plus en plus grande, est peuplée de ses cochons, qu’il appelle ses jeunes hommes, de ses chats, de ses deux gouvernantes et d’un homme à tout faire : je suis devenu une bête farouche et sauvage qu’un rien épouvante et qui vit dans sa tanière avec les morts beaucoup plus qu’avec les vivants, écrit-il dès 1822. La lecture des journaux lui sert à alimenter ses regrets de l’Ancien régime. Alexandre prend des allures de vieux facho : Ah ! Si, en rentrant en France en 1814, notre excellent monarque (Louis XVIII) qui a tant d’esprit et de connaissances, au lieu de nous donner une Charte insignifiante, et qu’on n’a réussi à faire marcher qu’à force de lois d’exception ; au lieu de ce gouvernement prétendument représentatif qui n’est qu’une source de révolutions, eût rétabli tout ce qu’il y avait de bon dans l’ancien régime, en en retranchant les abus… nous ne serions pas là où nous en sommes.
Commence alors la troisième vie d’Alexandre Grimod de la Reynière (1815-1837), une vie d’ermite à Villiers-sur-Orge, dans cette maison de maître qui a pour nom La Seigneurie et qu’il appelle son château. A partir de 1819, il ne remettra plus jamais, ou très peu, les pieds dans la capitale voisine : Paris n’est bon à notre âge que lorsqu’on a un bon équipage et qu’on peut tenir une excellente maison. Autrement, il me semble qu’il vaut mieux habiter un joli ermitage où l’on ne dépend de personne, où l’on vit dans une honnête aisance, et où l’on n’est pas obligé de courir sans cesse pour donner de l’amusement à la société. Dans ce renoncement au monde, le Propriétaire, Homme de lettres, passe ses journées à lire : je mets ma solitude à profit en lisant quatorze heures par jour, et si j’avais conservé la mémoire comme les yeux, je saurais bien des choses. Quand il ne lit pas, il s’occupe de ses cochons, pêche le gardon dans l’Orge, et traficote calicot, vin et absinthe, argenterie et cristaux : le commerçant lyonnais est toujours vivant. Les visites se font chaque mois plus rares et sa solitude, de plus en plus grande, est peuplée de ses cochons, qu’il appelle ses jeunes hommes, de ses chats, de ses deux gouvernantes et d’un homme à tout faire : je suis devenu une bête farouche et sauvage qu’un rien épouvante et qui vit dans sa tanière avec les morts beaucoup plus qu’avec les vivants, écrit-il dès 1822. La lecture des journaux lui sert à alimenter ses regrets de l’Ancien régime. Alexandre prend des allures de vieux facho : Ah ! Si, en rentrant en France en 1814, notre excellent monarque (Louis XVIII) qui a tant d’esprit et de connaissances, au lieu de nous donner une Charte insignifiante, et qu’on n’a réussi à faire marcher qu’à force de lois d’exception ; au lieu de ce gouvernement prétendument représentatif qui n’est qu’une source de révolutions, eût rétabli tout ce qu’il y avait de bon dans l’ancien régime, en en retranchant les abus… nous ne serions pas là où nous en sommes.
Bientôt,
il cessera même toute correspondance. Bientôt, il ne sera plus que l’ombre de
lui même. Quelques mois avant sa mort, l’un de ses derniers amis donne cette
description : nous l’avons vu il n’y
a pas encore huit jours. Mais comme il est changé ! Cet homme jadis plein
d’esprit, d’une originalité piquante, d’une verve intarissable, d’une
conversation sarcastique, est maintenant comme ces ombres en enfers qui fuient
l’aspect de la lumière. La Reynière
quitte la scène en habits de misanthrope. Un misanthrope qui certes n’a guère
d’appétence pour la compagnie qui faisait son « Groupe », mais qui,
surtout, a le sentiment de vivre dans une Société à laquelle il n’appartient
pas, et qui l’a oublié.
© Régis Confavreux
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