Mais que fait donc un
Gourmand pendant le Carême ?
Eh bien, … il commence par céder à la nostalgie…
Le joyeux
carnaval a déjà fui d'une aile rapide; les funérailles du mardi gras sont
achevées, et le mercredi des cendres [c’était
hier], triste précurseur du carême dont il fait
partie, a déjà étendu ses voiles funèbres sur l'horizon des gourmands. Son
apparition est le signal auquel tout le poil et toute la plume s'envolent.
Adieu les bœufs du Cotentin, les veaux de Pontoise, les moutons de Pré Salé, de
Cabourg et des Ardennes, le porc nutritif, le daim léger, le sanglier
valeureux, le faon timide, et le lièvre mélancolique, plus timide encore, non
moins agile, et qu'il est si doux de fixer à la broche!
… et continue en rendant hommage à Saint-Crevaz, martyr lorrain
de la Gourmandise, mort de saisissement à l’aspect du carême, vénéré jusqu’à
Marseille sous le nom de Saint-Crapazi, déjà connu des païens sous celui d’Hercule mange-bœuf. Et Rabelais en a
fait son Gargantua. Il préserve
d’indigestion tous ceux qui l’invoquent avec ferveur ! Des indigestions en
plein Carême ? Hélas non mille fois hélas !!
Au moins, se dit le Gourmand, pour se consoler un peu, le
malheur des Hommes fait le bonheur des Animaux :
Si la loi du Carême est pour nous un temps de pénitence,
elle est pour eux une époque de jubilation; et, tandis que couverts d'un cilice
et arrosés de cendres, nous gémissons sur nos privations, ils s'en réjouissent ; ils bravent nos regards, ils insultent à notre appétit, et n'ont plus besoin de
chercher à se préserver de nos poursuites. Croître, multiplier, s'engraisser et
se réjouir, est maintenant toute leur occupation, tandis que nous, tristes
enfants de l'Église, nous faisons précisément le contraire!
Et, enfin, car le Gourmand n’est pas du genre à se laisser
abattre trop longtemps, il reprend raison :
Mais rassurez-vous, Gourmands mes confrères; l'Église ne
demande point la mort du pécheur; elle ne veut que son amendement. Si elle
nous ordonne un jeûne de quarante jours, elle nous permet au moins de le
suspendre le dimanche; et nous pouvons ce jour-là faire dix repas sans offenser
le ciel. Si elle nous défend le déjeuner, elle nous permet la collation, et
cette collation se composant de tous les mets froids, qui ne sont ni oiseaux,
ni quadrupèdes, on peut y faire intervenir en toute sûreté de conscience les
pâtés de thon , d'esturgeon, de rouget et d'anguille, les sardines confites,
les anchois de Fréjus, les huîtres marinées de Grandville, et ces innombrables
fruits secs de la Touraine et de la Provence, aimables friandises qui semblent
nées pour les collations du Carême, et dont on sentirait bien mieux le prix si
l'on attendait chaque année jusque-là pour renouveler connaissance avec elles
(1).
Et si à toutes ces bonnes choses l'on ajoute les fruits
crus, les compotes froides, tout ce que le petit four enfante de meilleur et de
plus recherché; les confitures sèches et liquides et les pâtés de marrons
glacés, l'on verra qu'une collation de carême peut encore flatter sous quelques
rapports la sensualité gourmande, et que, sans déroger aux lois de l'Église, on
peut se permettre toutes ces jouissances-là puisqu'elle n'en interdit aucune.
Nous n'avons parlé ici que des collations, de ce repas
d'anachorète qui ne compte point, puisque tout en le faisant, on est censé
jeûner, et que cependant avec quelque soin il est si facile de rendre agréable,
et même nutritif. Mais nous n'avons encore rien dit des dîners de carême : ils
méritent bien qu'on s'en occupe.
D’accord, Alexandre, on s’en occupera dans le prochain
billet, c’est juré !
(1) Les meilleures
salaisons dans tous les genres, le thon mariné et les fruits secs, tels que les
figues fines d'Ollioules, les figues de Calibre, les panses de Roquevaire, les
raisins de Malaga, les raisins jubis, les prunes de Brignoles et les brignoles
pistoles, les poires de rousselet de Reims, les pruneaux de Tours, les prunes
d'Antes, les prunes de roi d'Agen , les quetsches de Lorraine, les
amandes-princesses, les avelines monstrueuses, les pistaches d'Alep, les dattes
de la Palestine, les jujubes, etc., etc., les olives picholines, les olives
farcies aux câpres et aux anchois, et mille autres friandises de Carême, se
trouvent en abondance, et de première qualité, dans le magasin de la Truie qui file, rue du Marché aux Poirées, et chez les marchands de
comestibles que nous avons cités honorablement pages
56 et 57. (Note GDLR)
Source : Le Gastronome français, ou l’Art de bien vivre,
par les anciens auteurs du Journal des Gourmands (1824) p.113 et ss.
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