mardi 20 février 2018


Après les dîners, les collations (de Carême)
Si le déjeuner disparaît au profit d’une simple collation (pas si simple que cela, en fait : voir notre dernier billet), le diner lui, est indétrônable, et en cette période de diète, réparait chaque dimanche puisque l’Église le permet. Le diner de Carême, dîner « maigre », est légèrement différent des diners « gras » - ceux du reste de l’année, dont nous vous avons donné tous les détails ici.

Il est d’abord encore plus festif, car le commensal arrive encore plus affamé, Carême oblige :

Le dîner en carême offre d'abord un avantage sur tous les autres : c'est que l'on s'y présente avec d'autant plus d'appétit, que l'on a observé avec plus de régularité la loi du jeûne; digne récompense des vrais fidèles: ensuite les cuisiniers redoublent à cette époque de zèle et de soûls pour nous étaler tout leur savoir.

Et comme les mois de février (le mois salé) et de mars (le mois humide), sont prodigues en tout ce qui concerne les viandes et les poissons, la délivrance hebdomadaire comblera tout le monde, gourmands ou pas. Supposez Carême en plain mois d’Août ! Ce serait l’horreur !

Regardons du côté des viandes tout d’abord. C’est simple comme bonjour.

Il ne faut pas être bien habile pour nous faire manger avec volupté une culotte de bœuf, une longe de veau de Pontoise, un aloyau rôti, une dinde aux truffes, une poularde du Mans, une échinée de porc frais, une éclanche de mouton de Pré-Salé, etc.; tous ces personnages-là se recommandent par eux-mêmes : il suffit de leur faire voir le feu à propos, et dans un degré convenable.

Pour le poisson, c’est plus compliqué : il faut des préparations savantes et de grands artistes :

Il n'en est pas de même du poisson. Les habitants de l'élément humide sont de leur nature la plupart inodores et fades, et pour paraître avec éclat sur une table splendide, pour être reçus avec complaisance dans le palais d'un gourmand, et traverser avec gloire son œsophage, ils ont besoin de subir une foule de préparations savantes dont le vulgaire ne se doute seulement pas, et qui font le désespoir des grands artistes, de ceux même qui ont pâli vingt ans sur les fourneaux, et dont la tête est un dispensaire ambulant.

Fritures, court-bouillons : même les plus grands cuisiniers peuvent avoir des faiblesses :

Si l'on en excepte les fritures, qui même exigent, pour être bonnes et croquantes, un degré de savoir et d'habitude qui n'est pas très-commun, toutes les autres préparations auxquelles le poisson est appelé réclament une longue expérience, et une connaissance approfondie des plus hauts secrets de la cuisine; et, pour nous borner à un seul exemple , un court-bouillon bien fait est l'écueil du talent d'un artiste ordinaire; les Robert, les Véry, les Morillion, les Balaine* même ne sont pas trop bons pour en faire un sans faute.

Et, qu’on se le dise, ce qui vient d’être dit pour les fritures et court-bouillons vaut pour toute sorte de préparation des poissons. Alors voilà La Reynière qui se lance dans un long catalogue à faire baver les plus anorexiques d’entre nous :

Et si du court-bouillon nous passons aux béchamels, aux filets roulés, aux quenelles aériennes, au godiveau maigre, aux paupiettes de merlans, aux rissoles, aux terrines et aux timbales de soles, aux macreuses à la braise, aux turbotins farcis, à l'esturgeon a la Sainte-Menehould, aux filets de barbue glacés au vert-pré, à l'esturgeon grillé en gribelettes, aux hatelettes d'anguille, à la blanquette de lottes, aux brochetons aux fines herbes, aux lamproies à la provençale, à l'anguille en boudin blanc, aux darnes de bécart grillées, etc., etc., quatre pages d'etc., quelle vaste carrière nous allons ouvrir au Génie! et où trouver un artiste vulgaire vraiment capable de s'élever à la hauteur du plus simple de tous ces ragoûts?

Face à une telle énumération, on en viendrait à remercier l’Église d’avoir inventé le Carême ! Ce que fait La Reynière, avec une âme d’historien et un talent de médecin diététicien, avant que cette spécialité n’existât : 

Ce détail doit nous réconcilier avec l'Église romaine, et nous prouver qu'elle n'a rien négligé pour faciliter aux Gourmands leur salut, puisqu'elle leur permet de manger, tout en se mortifiant, tant d'entrées succulentes , sans parler des rôtis, car la cuisine maigre en offre plus d'un; et telle anguille, tels brochets, piqués de truffes et d'anchois, à la broche, valent bien un gigot que rien n'a pu attendrir, une poularde étique, ou dos lapins

Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,
Sentent encor le choux dont ils furent nourris.

Concluons de ce qui précède que tout est pour le mieux; qu'une abstinence de chair morte pendant quarante-six jours repose nos estomacs, et nous dispose à trouver ensuite la viande et le gibier meilleurs; que, considérées sous le rapport de la politique et de l'économie gourmande, ces six semaines de privation ne sont pas moins nécessaires à la reproduction des espèces qu'au salut de nos âmes; qu'on se porte mieux en général à l'issue du Carême qu'à la fin du Carnaval; que le maigre nourrissant moins, et la digestion en étant beaucoup plus prompte, on peut manger plus souvent, et faire deux repas au lieu d'un seul; qu'à tout bien considérer, le Mois Humide peut aller de pair avec le Mois Salé, et qu'en définitif Mars ne se trouve jamais mieux qu'en Carême.

Vivement dimanche !

*  Robert : ex-cuisinier de l’archevêque d’Aix, considéré à l’époque comme le doyen de la cuisine française et comme l’un des hommes qui ont le plus contribué à son accroissement (Antoine Carême). Alexis Balaine était le patron et chef du Rocher de Cancale de 1804 à 1846; Mérillion fut le cuisinier de Laurent de La Reynière, et considéré comme un des meilleurs de sa profession... selon Alexandre, car on n’en trouve nulle trace ailleurs que dans ses écrits. Véry était restaurateur aux Tuileries. Son établissement était parmi, sinon le, plus élégant et le plus cher de Paris.



Source : Le Gastronome français, ou l’Art de bien vivre, par les anciens auteurs du Journal des Gourmands (1824) p.115 et ss.





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