Septembre, le mois des Œufs : Ovophiles de tous pays, unissez-vous!
Les œufs ! Nous en avons déjà bien parlé de ce blog (pas moins de six billets au mois d’avril : tapez « œuf » dans la fenêtre Recherche). Et ce n’est pas terminé, nous avons gardé jusque là ce qu’en dit La Reynière en relation avec le mois de septembre, car c’est en ce mois que notre ami rend le meilleur hommage aux œufs. Un hommage très caractéristique de sa prose gourmande : quelques propos généraux pour faire du mets un personnage de la vie d’un gourmand, d’autres sur la place de ce mets précieux dans la cuisine, quand les acheter, leurs meilleures provenances, comment les choisir, comment les apprêter, informer le lecteur sur les qualités médicinales du mets.
Alors, allons-y :
Quelques propos généraux
L’œuf est à la cuisine ce que les articles sont au discours, c’est à dire, d'une si indispensable nécessité que le cuisinier le plus habile renoncerait à son art, si on lui en interdisait l’usage. Aussi l’église elle-même, qui se connait en bonne chère, convaincue de cette nécessité, s’est-elle relâchée en leur faveur de la rigueur des lois du carême, et les permet-elle jusqu'au Vendredi de la Passion. Depuis ce jour jusqu’à Pâques, l’imagination des cuisiniers est à la torture pour y suppléer. C’est le temps de l’année le plus dur à passer pour eux.
Quelques propos sur la place du mets dans la cuisine
L’œuf est la liaison nécessaire de la plupart des sauces, de tous les ragoûts maigres, de presque tous les entremets. C’est un aimable conciliateur qui s'interpose entre toutes les parties pour opérer leur rapprochement et les identifier les unes aux autres. C'est l’indispensable fondement de toutes les espèces de pâtes, soit brisées, soit feuilletées, soit croquantes ; en un mot la base de tout ce qui appartient au grand comme au petit four, voire au four de campagne. Sans lui donc point de crèmes, point de pâtisseries, point d’entremets sucrés, et surtout point d'omelette.
Quand les acheter ?
C’est dans ce mois que les œufs abondent à Paris, qu'ils sont les meilleurs, et à plus bas prix, les deux avantages qui se trouvent presque toujours aller de pair pour tout ce qui se mange. Il convient donc d’en faire alors sa provision pour l’hiver, car ils ne tarderont pas à sauter à chaque marché. On les conserve dans un lieu sec et frais, soit dans du son, soit dans de l'huile. De cette dernière manière on peut les manger frais et même à la coque pendant plus de six mois.
Leurs meilleures provenances
Les œufs arrivent à Paris de plus de quatre-vingt lieues à la ronde ; on dirait que les poules de la Normandie, de la Picardie, de la Beauce, de l’Orléanais, etc., ne pondent que pour nous.
Ils viennent dans d’énormes paniers qui en renferment souvent plusieurs milliers, sans autre emballage qu'un peu de paille. Ils essuient en route mille cahots ; ils sont chargés et déchargés plusieurs fois, et, chose miraculeuse! il ne s’en casse jamais un seul.
Les meilleurs sont ceux de Mortagne.
Comment les choisir ?
Pour choisir les œufs, il faut les présenter à la lumière, et lorsqu’on les voit clairs et transparents, on peut être assuré qu'ils ne sont pas vieux. Car, dans ce cas, le temps aurait brouillé leurs parties, et ils paraîtraient nébuleux. Les œufs ainsi choisis s'appellent œufs mirés, et mis à part, sont réservés pour leurs pratiques. Les marchands ou gros ont su dès leur arrivée de faire cette élection avec une patience qu'on ne saurait trop admirer.
Comment les apprêter
On connaît en France 543 manières différentes d'accommoder les œufs, sans compter celles que nos savants imaginent chaque jour ; car la cuisine est un pays dans lequel il y a toujours des découvertes à faire. Leur seule nomenclature occuperait plus de vingt feuilles en nompareille*, et ne serait pas encore épuisée.
On les mange à l'allemande, à la bonne-femme, à la bourguignonne, à la duchesse , à la commère, à la huguenotte, à la jésuite, à la grand’mère, à la philisbourg ; on les apprête à la périgord, à la monime, à la régence, à la sicilienne, à la portugaise, à la suisse, à la sauce Robert, à l’eau de roses, à l’huile au verd, à l’estragon, au basilic, au blanc de perdrix, au blanc de poularde, à l‘italienne , à l’orange, au fromage fondu, au lard, à la Coigny, au père Douillet, au soleil, aux écrevisses, aux truffes , au verjus, au Vert galant ; on les sert en crépine, en peau d’Espagne, brouillés tantôt à la chicorée, tantôt au jus, tantôt au coulis, tantôt aux pointes d’asperges, tantôt aux truffes ; en filets, en rochers, en panade, en surtout, en timbales, en toutes saisons. On les poche, on les frit, on les saute ; enfin, que n’en fait-on pas ? Les œufs un des plus doux présents que la divine providence ait jamais faits à l’appétit de l'homme. Ceux de poule sont les seuls dont on se serve en cuisine (nous ne parlons pas de ceux de coqs qui ne sont en usage que dans les garnitures), et quelquefois ceux de canne qui se confondent de temps en temps avec eux, quoique sensiblement plus gros.
* Nompareille : petit caractère d’imprimerie.
Leurs qualités médicinales
Les œufs sont en général un aliment sain et ami de l’homme ; mais leurs qualités médicinales dépendent beaucoup de leur préparation. Rien de plus salutaire qu’un œuf frais; rien de plus indigeste qu'un œuf dur ; et c'est pourtant l’enfant de la même poule.
Le blanc de l'œuf est de toutes les substances nutritives celle qui s'assimile le plus promptement aux sucs nourriciers de l'homme, parce qu'elle approche beaucoup de la nature de la lymphe. Le jaune est une substance particulière qui joint à l'avantage d'être très-nourrissante, celui d’atténuer, de dissoudre les corps gras et de favoriser leur mélange avec les sucs digestifs.
Dans les œufs à la coque, ces substances n’ont subi aucune altération et conservant tous leurs principes bienfaisants ; aussi ces sortes d'œufs, la nourriture la plus simple que nous offre le règne animal, sont-ils permis aux convalescents, aux enfants, et aux personnes les plus délicates. Mais lorsqu’ils ont été dénaturés de mille manières par l'art de la cuisine, leurs propriétés ne sont plus les mêmes, et ils rentrent dans la classe des aliments dont il ne faut pas user avec excès.
Nous devons dire cependant, qu’excepté durcis, les œufs conviennent en général à tous les tempéraments, et que la plupart des estomacs s'en accommodent assez bien. Les œufs joignent à toutes leurs autres propriétés, celle d'être accommodés en très-peu de temps, et d’offrir une ressource instantanée dont les avantages sont inappréciables. C'est un ami chaud, toujours prêt à s'immoler pour nous, et qu'on trouve au besoin à tous les instants de la vie.
Voilà…. Si, grâce à ce billet, et ceux du mois d’avril, vous en savez plus sur cet ami de tous les jours, la mission de ce blog est remplie ! et nul doute, ce sera une Révélation, comparable à celle de Sainte Thérèse à Lisieux, dans cette Normandie mère des meilleurs œufs de France, en juin 1895. Vous mesurerez alors l’injustice de la race humaine, et pire encore, sa sauvagerie à la mesure de la maltraitance dont elle gratifie ces aimables compagnons, dont la plupart sont nés dans d’horribles conditions, dans d'épouvantables Auschwitz pour gallinacées, à coup de fipronil et autres substances dangereuses qu’on nous assure être sans conséquence sur les hommes mais dont personne ne se soucie de connaitre les effets sur les conditions de vie matérielles et psychiques des poules et leurs œufs.
Alors, je vous le dis : une telle indifférence doit cesser ! Oviphiles de tous les pays, unissez vous !
Bonne journée quand même.
Sources : Almanach, 1ère et 2ème années.
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