Un déjeuner (à la fourchette) en 1806, comment ça se passe ?
La série sur les diners ayant eu un franc succès, répondons aux suppliques de nos lecteurs et passons à un autre repas : le déjeuner. Le saviez-vous ? Si nous déjeunons, c’est à cause de la Révolution ! A l’époque, on l'appelait « déjeuner à la fourchette », pour le distinguer du déjeuner du matin, qui se faisait à la cuillère, et qui allait rapidement s'appeler (sous la Restauration, peut-être?) le « petit-déjeuner », précisément pour le distinguer du « déjeuner à la fourchette », lequel, du coup, put être appelé « déjeuner » tout court, sans préciser qu'il est « à la fourchette », sans risque de confusion.
En résumé : sous
l’Ancien régime, les Gourmands déjeunaient au lever, dinaient à
13 heures, soupaient à 22h00. Et :
Ce n'est que vers la fin de 1789 que
ce régime a changé, et que l'on a reculé le
dîner jusqu'à quatre, cinq, et même six sept heures. Par suite des massacres
des 5 et 6 octobre*, que plusieurs de ses membres avaient organisés,
l'Assemblée, dite Constituante, ayant transféré à Paris le siège de son
pouvoir, il fallut régler les repas sur l'heure de ses séances, qui ne
finissaient souvent qu'à quatre ou cinq heures. Dès lors le dîner fut
considérablement reculé, le souper disparut, et les déjeuners à la fourchette
prirent naissance, parmi ceux qui donnaient alors le ton. C'est ainsi que trois
ou quatre cents mauvais avocats de province changèrent tout à coup nos mœurs et
nos habitudes les plus sacrées. Lorsqu'ils imaginèrent ensuite les séances du
soir, ils s'y rendaient en sortant de table, et encore échauffés par le vin et
la bonne-chère. La plupart des Décrets désastreux, et l'on en compte beaucoup,
ont été rendus dans ces séances du soir, qui se prolongeaient quelquefois fort
avant dans la nuit.
*Les émeutes du 5 et 6 octobre 1789 eurent pour
conséquence le retour de Louis XVI à Paris.
Le souper disparaît et le dîner
devient…
… précédé de deux déjeuners, dont le
second, dit à la fourchette, est d’une respectable solidité ; et dans
beaucoup de maisons de la Nouvelle-France, il est suivi d’une collation en
ambigu*, qui, pour ne commencer qu’à deux ou trois heures du matin, n’en est
cependant pas moins très nutritive. On conviendra qu’il faut des estomacs à
l’épreuve de la bombe pour supporter un tel genre de vie. Aussi nos petites
maitresses à vapeur ont-elles disparu avec l’Ancien Régime ; les beautés
robustes du jour tiennent tête aux mangeurs les plus vigoureux, et déjeunent
avec des ailes de poularde et des tranches de jambon aussi lestement que leurs
devancières avec du thé ou de l’eau de tilleul.
*Petit repas qu’on fait entre les repas, en hâte, en
passant, ou par une circonstance quelconque (Littré)
Le « déjeuner à la
fourchette » est servi à 13 heures, parce que…
… la Bourse s'ouvrant à deux heures,
ne permet pas de le reculer davantage.
Mais, selon La Reynière,
le déjeuner à la fourchette n’est qu’…
… un repas sans conséquence, qu’un
homme qui veut cacher sa fortune, qu’un Célibataire qui n’a point de ménage,
qu’un gourmet sans prétention, peut donner sans faire jaser ses voisins et ses
voisines. Comme les femmes en sont ordinairement exclues ; comme l’heure
donne à l’exercice des mâchoires une très grande latitude ; enfin, comme
l’appétit du matin est le plus vif et le moins dangereux à satisfaire ; la
trituration est l’objet principal de ces rassemblements, auxquels quelques
cloyères* d’huîtres vertes fournies par le Rocher de Cancale servent de prélude.
* Une cloyère contient 25 douzaines d'huites.
Un repas sans conséquence ? … à vous de
juger !
Viennent ensuite des rognons de
mouton, des pigeons masqués en côtelettes ; des pyramides de saucisses et
de boudins ; des pieds de cochon farcis aux pistaches. Le fameux chapon au
gros sel de la Marmite perpétuelle (qui, sous la direction de Madame
Cardon-Perrin, vient de prendre un nouvel essor), peut même s’y montrer en
négligé et y tenir lieu du potage, auquel une étiquette sévère et rigoureuse ne
permet jamais d’y paraître.
Une volaille en salade, accompagnée
de tout ce qui peut stimuler l’appétit et enflammer le gosier (telles que
truffes, gelée savante, anchois de Maille, cornichons, haricots de Gênes, bled
de Turquie, petits oignons confits au vinaigre, huîtres marinées de Granville,
etc.), relève le chapon, et peut même le faire oublier. Le rôti est également
exclu de ce repas matinal ; mais il s’y trouve remplacé par un énorme pâté
de dinde piquée de truffes et de jambon, et dont l’assaisonnement est combiné
pour cette époque du jour. Quatre entremets sucrés (car les légumes sont
également proscrits d’un déjeuner bien réglé), tels que charlotte en
écaille ; ou mieux encore un flan de pomme à l’anglaise du célèbre Rouget,
crème, tourte-mi-partie, beignets composés, etc., lui servent d’acolytes ;
et quant aux vins, dont le moindre doit être celui de Beaune ou de la Romanée,
en les tirant en droiture des caves de M. Taillieur, on sera bien sûr des les
avoir vieux, naturels, et de premier choix.
Le tout est relevé par un dessert
succinct, et qui ne se trouve seulement là que pour nettoyer les dents et
entretenir la soif. On peut le couronner par quelques jattes d’un punch ami de
l’estomac ; mais sa clôture obligée est toujours le café à l’eau, suivi de
la liqueur, sa compagne inséparable. Ceux qui veulent faire grandement les
choses finissent par parfumer la bouche de leurs convives (ou plutôt de leurs
amis, car c’est ainsi que s’appellent les convives d’un déjeuner) avec deux ou
trois tasses de glaces de Madame Le Noir, ou des briques de M. Mazurier ; on se
la rince ensuite avec un grand verre de marasquin de Zara, et puis chacun se
retire en hâte chez soi… pour aller manger la soupe.
Vous l’aurez compris, ce
billet est dédié aux beautés robustes du
jour ainsi qu’aux mangeurs les plus
vigoureux, c’est à dire à l’ensemble de nos lectrices et lecteurs bien-aimés.
Et toujours : découvrez Le Dictionnaire Gourmand un dictionnaire divertissant et vraiment pas cher, un cadeau idéal!
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Sources :
Almanach des Gourmands, 1ère et 6ème années.
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