mercredi 20 septembre 2017

Un déjeuner (à la fourchette) en 1806, comment ça se passe ?

La série sur les diners ayant eu un franc succès, répondons aux suppliques de nos lecteurs et passons à un autre repas : le déjeuner. Le saviez-vous ? Si nous déjeunons, c’est à cause de la Révolution ! A l’époque, on l'appelait « déjeuner à la fourchette », pour le distinguer du déjeuner du matin, qui se faisait à la cuillère, et qui allait rapidement s'appeler (sous la Restauration, peut-être?) le « petit-déjeuner », précisément pour le distinguer du « déjeuner à la fourchette », lequel, du coup, put être appelé « déjeuner » tout court, sans préciser qu'il est « à la fourchette », sans risque de confusion.

En résumé : sous l’Ancien régime, les Gourmands déjeunaient au lever, dinaient à 13 heures, soupaient à 22h00. Et :

Ce n'est que vers la fin de 1789 que ce régime a changé, et que l'on a reculé le dîner jusqu'à quatre, cinq, et même six sept heures. Par suite des massacres des 5 et 6 octobre*, que plusieurs de ses membres avaient organisés, l'Assemblée, dite Constituante, ayant transféré à Paris le siège de son pouvoir, il fallut régler les repas sur l'heure de ses séances, qui ne finissaient souvent qu'à quatre ou cinq heures. Dès lors le dîner fut considérablement reculé, le souper disparut, et les déjeuners à la fourchette prirent naissance, parmi ceux qui donnaient alors le ton. C'est ainsi que trois ou quatre cents mauvais avocats de province changèrent tout à coup nos mœurs et nos habitudes les plus sacrées. Lorsqu'ils imaginèrent ensuite les séances du soir, ils s'y rendaient en sortant de table, et encore échauffés par le vin et la bonne-chère. La plupart des Décrets désastreux, et l'on en compte beaucoup, ont été rendus dans ces séances du soir, qui se prolongeaient quelquefois fort avant dans la nuit.
*Les émeutes du 5 et 6 octobre 1789 eurent pour conséquence le retour de Louis XVI à Paris.

Le souper disparaît et le dîner devient…

… précédé de deux déjeuners, dont le second, dit à la fourchette, est d’une respectable solidité ; et dans beaucoup de maisons de la Nouvelle-France, il est suivi d’une collation en ambigu*, qui, pour ne commencer qu’à deux ou trois heures du matin, n’en est cependant pas moins très nutritive. On conviendra qu’il faut des estomacs à l’épreuve de la bombe pour supporter un tel genre de vie. Aussi nos petites maitresses à vapeur ont-elles disparu avec l’Ancien Régime ; les beautés robustes du jour tiennent tête aux mangeurs les plus vigoureux, et déjeunent avec des ailes de poularde et des tranches de jambon aussi lestement que leurs devancières avec du thé ou de l’eau de tilleul.
*Petit repas qu’on fait entre les repas, en hâte, en passant, ou par une circonstance quelconque (Littré)


Le « déjeuner à la fourchette » est servi à 13 heures, parce que…

… la Bourse s'ouvrant à deux heures, ne permet pas de le reculer davantage.

Mais, selon La Reynière, le déjeuner à la fourchette n’est qu’…

… un repas sans conséquence, qu’un homme qui veut cacher sa fortune, qu’un Célibataire qui n’a point de ménage, qu’un gourmet sans prétention, peut donner sans faire jaser ses voisins et ses voisines. Comme les femmes en sont ordinairement exclues ; comme l’heure donne à l’exercice des mâchoires une très grande latitude ; enfin, comme l’appétit du matin est le plus vif et le moins dangereux à satisfaire ; la trituration est l’objet principal de ces rassemblements, auxquels quelques cloyères* d’huîtres vertes fournies par le Rocher de Cancale servent de prélude.
* Une cloyère contient 25 douzaines d'huites.

Un repas sans conséquence ? … à vous de juger !

Viennent ensuite des rognons de mouton, des pigeons masqués en côtelettes ; des pyramides de saucisses et de boudins ; des pieds de cochon farcis aux pistaches. Le fameux chapon au gros sel de la Marmite perpétuelle (qui, sous la direction de Madame Cardon-Perrin, vient de prendre un nouvel essor), peut même s’y montrer en négligé et y tenir lieu du potage, auquel une étiquette sévère et rigoureuse ne permet jamais d’y paraître.

Une volaille en salade, accompagnée de tout ce qui peut stimuler l’appétit et enflammer le gosier (telles que truffes, gelée savante, anchois de Maille, cornichons, haricots de Gênes, bled de Turquie, petits oignons confits au vinaigre, huîtres marinées de Granville, etc.), relève le chapon, et peut même le faire oublier. Le rôti est également exclu de ce repas matinal ; mais il s’y trouve remplacé par un énorme pâté de dinde piquée de truffes et de jambon, et dont l’assaisonnement est combiné pour cette époque du jour. Quatre entremets sucrés (car les légumes sont également proscrits d’un déjeuner bien réglé), tels que charlotte en écaille ; ou mieux encore un flan de pomme à l’anglaise du célèbre Rouget, crème, tourte-mi-partie, beignets composés, etc., lui servent d’acolytes ; et quant aux vins, dont le moindre doit être celui de Beaune ou de la Romanée, en les tirant en droiture des caves de M. Taillieur, on sera bien sûr des les avoir vieux, naturels, et de premier choix.

Le tout est relevé par un dessert succinct, et qui ne se trouve seulement là que pour nettoyer les dents et entretenir la soif. On peut le couronner par quelques jattes d’un punch ami de l’estomac ; mais sa clôture obligée est toujours le café à l’eau, suivi de la liqueur, sa compagne inséparable. Ceux qui veulent faire grandement les choses finissent par parfumer la bouche de leurs convives (ou plutôt de leurs amis, car c’est ainsi que s’appellent les convives d’un déjeuner) avec deux ou trois tasses de glaces de Madame Le Noir, ou des briques de M. Mazurier ; on se la rince ensuite avec un grand verre de marasquin de Zara, et puis chacun se retire en hâte chez soi… pour aller manger la soupe.

Vous l’aurez compris, ce billet est dédié aux beautés robustes du jour ainsi qu’aux mangeurs les plus vigoureux, c’est à dire à l’ensemble de nos lectrices et lecteurs bien-aimés.

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Sources : Almanach des Gourmands, 1ère et  6ème années.






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