vendredi 14 juillet 2017

Allons enfants de M. Aze !                                                           

Alors que ce Quatorze-Juillet est l’occasion pour la France de recevoir, avec toute la pompe Républicaine, et même un soleil comme on n'en a pas vu depuis dix jours, le Roi Ubu-Trump, pour La Reynière, c’eût été l’occasion de rendre hommage à un homme d’une autre trumpe, un véritable héros de la Bastille, son ami de trente ans, le plus grand des philosophes de son temps, selon Alexandre : vous ne l’aurez pas reconnu, alors je vous le dis, il s’agit de M. Aze.

Dans Scandales & Voluptés (roman absolument passionnant à paraître, et peut-être plus tôt qu’on ne le dit), M. Aze est décrit de la sorte : 
« Sieur de Montmélian (à mi-chemin entre Saint-Witz et Plailly, au nord de Paris), fils de boucher, maître-doreur, commerçant-fripier et surtout spécialiste de l’aloyau de sept heures, M. Aze n’a pas de prénom. Tout le monde, même sa femme, même Alexandre, l’appelle « M. Aze ».  Alexandre aurait pu consacrer un peu de son temps à écrire sur un des grands hommes de la Révolution française. Il ne l’a pas fait. En revanche, il a dressé un admirable portrait de ce M. Aze dans une des nombreuses lettres à son ami de Cussy. »

Vous vous demandez quel est ce portrait, et pourquoi le publier un Quatorze-Juillet pendant qu’Ubu a le cul posé là-même où la guillotine a fait couler tant de sang, et regarde, la bouche en cul de poule, défiler ces soldats sans qui De vils despotes deviendraient Les maîtres des destinées, tout en balançant ses paralipomènes en 140 caractères maxi qui seront plus commentés que les commentaires de Léon Zitrone s'il vivait encore; le tout au son d'une musique très militaire sous la baguette de Valeri Gergiev, Kappelmeister officiel de Poutine, Artiste des peuples de Russie, Ukraine et Ossétie du Nord, Citoyen d'honneur de Saint Petersbourg, Lyon, Toulouse et quelques autres villes de France et de Navarre, Officier de la Légion d'Honneur... bref, dignitaire de multiple officines dont on trouvera la liste non exhaustive ici ?

Eh bien, lisez, maintenant, et vous serez comblé. C’est un peu long, direz-vous, mais c’est férié, alors vous avez le temps, non ? 

Lettre adressée à M. de Cussy

[M. Aze] n’a donné que médiocrement dans la Révolution. Il était, il est vrai, un des vainqueurs de la Bastille, mais il n’a tué personne ; et il n’a pas même usé du crédit dont il jouissait dans son quartier que pour faire monter d’autres personnes aux places que sa modestie a dédaignées. Il pouvait dire ainsi : "J’ai fait des souverains et n’ai pas voulu l’être."*

Je conviens que le son d'un écu chatouillait mieux son oreille que les larmes d'une jolie femme. Cependant il ne haïssait pas le sexe, et les vingt enfants qu'il a faits à madame Aze, sans compter tous ceux de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie et des SS. Innocents, en sont la preuve. Au reste, vous lui feriez grand tort en pensant qu'il avait quitté l'état de son père pour une boutique de friperie... S'il achetait dans les ventes les perruques et les habits par douzaines, c'était pour son usage, et après avoir fait son choix, il revendait le reste sur place, et avec bénéfice ; car il n'a jamais su vendre à perte ni faire quelque chose pour rien. Aussi était-on sûr de ses services et de ses bons offices dès qu'il y trouvait son intérêt. Voilà comme j'aime les hommes. Avec des gens de ce caractère on ne craint jamais d'être indiscret ou importun.

Loin d'être fripier, le grand législateur était artiste, car vous conviendrez qu'on ne saurait être modeleur, acheveur**, fondeur, ciseleur, graveur, doreur et argenteur à moins de savoir le dessin ; et je n'en veux pour preuve les chandeliers, les binets*** et les éteignoirs sortis de la main de ce grand homme. Il travaillait de plus, dans cet heureux temps qui ne reviendra plus, pour les gros bijoutiers de la rue Saint-Honoré, tels que des Poirier, des Daguerre et des Dulac, qui le noient des articles les plus nouveaux de la dorure bien plus travaillée et contournée qu'elle ne l'est aujourd'hui. M. Aze avait dans l'hôtel de la Vieille-Monnaie qu'il occupait presqu'à lui seul, plus de vingt étaux roulants, sans compter les mâches, et il a occupé jusqu'à vingt-cinq compagnons... 

Malheureusement les goûts changèrent. On préféra la crème fouettée à la belle dorure, et pour ne pas mourir de faim M. Aze fonda une nouvelle boutique dans la grande salle du palais où j'allais chaque jour entre les deux audiences me gargariser avec une bavaroise, et quelquefois avec des rognons fricassés (qu'on payait vingt sous la douzaine) et qui étaient les meilleurs de Paris. Un bougeoir d'un écu fut le commencement de ma liaison avec M. Aze, dont le caractère jovial et original me mit tellement dans le goût de la dorure qu'il a fini par me vendre 600 francs une paire de girandoles**** dont S. M. l’Impératrice et autocratrice de toutes les Russies, Catherine II, n'avait pas voulu. Mais comme je ne tardai pas à reconnaître sous la perruque de cet argentier un véritable philosophe, je ne tardai pas non plus à me mettre sous sa conduite et à en faire mon guide et mon ami. Aussi depuis cette époque, je n'ai jamais mis pain sur nappe qu'il ne fît partie des hôtes du festin.

J'aime à me persuader, mon illustre maître [de Cussy], que vous auriez très-bien goûté M. Aze... Une grande confiance se serait dès le premier abord établie entre vous et le seigneur du fief de N. D. de Montmeillant, et en deux heures de temps vous auriez connu toute la famille, tous les secrets de son commerce... il vous eût parlé de madame Aze (née Morel) qu'il appelait la dame Gigogne, de sa fille favorite qu'il nommait sa dame de cœur, parce qu'elle était religieuse à Montmartre et favorite de madame l'abbesse, de ses deux enfants mâles, l'un orfèvre, l'autre doreur, etc., etc. Mais c'est surtout sur son fief de N. D. de Montmeillant qu'il n'eût pas tari, il vous aurait parlé du siège qu'il soutint en 1010, de ses murs de neuf pieds d'épaisseur, de ses créneaux, de sa vue si étendue sur dix lieues de pays... Il vous eût également parlé de ses pigeons qui ne lui coûtaient pas un sol de nourriture (vu le fief qui leur permettait d’aller manger chez les voisins) mais dont la fiente (aussi recherchée que celle de la bécasse par les vrais gourmands) lui rapportait 24 francs par an et qui formait le principal revenu de sa terre, qu'il a souvent voulu me vendre pour 6,000 francs ; ce qui était bon marché. Il est vrai que cette maison n'avait ni porte ni fenêtre ni cour ni jardin, ce qui n'empêchait pas que ce ne fût une seigneurie qui a fait souvent envie à M. Le Pelletier de Mortefontaine, qui aurait bien voulu la joindre à cette terre et à celle de Plailly dont il était également seigneur. Mais M. Aze n'a jamais voulu la lui vendre. Rivalité de seigneurs, hauts et bas justiciers... 
* Le vers est de Voltaire (Œdipe, Acte II, Scène IV)
** Acheveur : ouvrier qui polit le métal et lui donne son éclat.
** Binet : désigne un petit chandelier ou la pièce à l'intérieur de la bobèche qui sert à tenir la bougie. 
***Girandole : chandelier à plusieurs branches et garni de pendeloques de cristal.

 C'est comme cela, avec La Reynière, on ne s'ennuie jamais, on apprend des tas de choses, on enrichit son vocabulaire et maintenant, vous pouvez mettre un nom sur l'un de ces anonymes de la prise de la Bastille.

Excellent Quatorze-Juillet! 



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