Sur l’histoire de la
dinde braisée, recette à l’appui
Avez-vous apprécié votre Dinde aux truffes et à la broche ? Oui ? Alors, faisons une confidence : La Reynière, pas
vraiment. Voici, une fois n’est pas coutume, un extrait de Scandales et Voluptés, passionnant essai sur la vie d’un gourmand
au 18ème siècle, consacré à cette question fondamentale : la
Dinde ne serait-elle pas meilleure braisée que brochée ?
La scène se passe chez Le Gacque, aux Tuileries, l’un de
meilleurs restaurants de l’époque, où la Société des Mercredis, une société créée par La Reynière, a élu
domicile.
"Ce jour-là, cette assemblée
d’excellents dégustateurs, Gourmands du premier ordre muris par l’âge et par
une longue expérience, a débattu pendant plus de trois heures des inconvénients
de manger dures les dindes rôties. Car « jusqu’ici, l’on ne connaissait point
d’autre manière de servir une Dinde, entière et farcie de truffes, qu’à la
broche. Mais pour peu que la Dinde eût passé l’âge de la maturité, ou qu’elle
ne fût point assez mortifiée, elle était dure : inconvénient notable,
surtout pour ceux chez lesquels un long exercice des mâchoires a émoussé les
dents, ou à qui il manque une partie de ces armes si nécessaires pour livrer
combat à tous les êtres dont l’existence vient se terminer à la broche ;
et malheureusement, beaucoup de Gourmands se trouvent dans cette douloureuse
conjecture. » À tous ceux-là, Alexandre a pour habitude d’indiquer
l’adresse de Monsieur Pé de la Borde, rue Plâtrière, le dentiste de Suzanne*,
reconnu pour son art de réparer ou d’implanter des dents ou de les remplacer
par des râteliers artificiels à l’aide desquels la mastication s’opère
presqu’aussi bien qu’avec des dents naturelles. Il a essayé sur Suzanne un
modèle nouveau de dents incorruptibles en porcelaine cuite au sable de
Fontainebleau, à la grande satisfaction de la patiente.
*il s'agit de Suzanne de La Reynière, la mère d'Alexandre.
*il s'agit de Suzanne de La Reynière, la mère d'Alexandre.
"À la surveille de la Saint-Martin
de 1802, Journiac de Saint-Méard, président de la Société, propose de faire
braiser la dinde dans une poupetonière plutôt que de la rôtir à la broche. En
écoutant ces propos révolutionnaires, nous dit Alexandre, M. Le Gacque recule
de trois pas et rappelle tous les principes de la cuisine. Il assure que jamais
une dinde aux truffes n’a été servie autrement que rôtie et que ce serait
s’écarter des bases fondamentales de la cuisine que de la braiser. Et de
conclure qu’un semblable relevé serait un plat manqué, et que son honneur était
intéressé à ne le point servir. Voilà pourquoi la discussion est si
longue : l’honneur d’un des meilleurs restaurateurs de Paris est en jeu.
Armé d’un sang-froid que tout le monde sait à toute épreuve, Journiac prononce alors un très-long discours empreint de
fantaisie et de pertinence, commencé au moment des Entrées, et s’achevant à
peine à celui des plats de Rôts, tous consacrés ce jour-là aux fruits de la
mer. Avec, pour conclure, la sentence :
-
Ce n’est pas sans avoir mûrement réfléchi que la
Société a adopté cette mesure. Elle est déterminée à en courir les risques.
Elle prendra sous sa protection spéciale l’honneur de M. Le Gacque, quel que
soit le résultat de cet essai. Elle entend être obéie, et manger mercredi
prochain, le 16 novembre 1802, une Dinde aux truffes braisées.
(…)
"Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Le
Gacque s’exécuta avec une dextérité à nulle autre pareille. Certes, il n’en
dormit pas pendant six nuits. « Immolant sa propre opinion au désir de
satisfaire une Société dont la présence était chez lui l’objet d’une recette de
plus de 6.000 francs par an, et qui sous beaucoup d’autres rapports méritait
son entier dévouement, il ne songea qu’à remplir ses intentions ; et le
16, au coup de quatre heures (car la Société ne recule jamais d’une minute
l’heure de son dîner), à l’horloge des Tuileries, la Dinde braisée et farcie
parut en grande pompe au milieu des dix-sept convives qui composent l’illustre
Société. Le moment de cette dégustation fut pour M. Le Gacque une heure
d’angoisse, peut-être l’une des plus pénibles de sa vie. La Dinde fut mangée en
silence, et avec cette profondeur de réflexion qui caractérise les vrais
Gourmands. Elle fut d’une voix unanime trouvée excellente et très-supérieure à
toutes les Dindes rôties, dont l’esprit s’évapore à la broche ; et comme
une Dinde n’en a point à perdre, il est essentiel de le lui conserver dans toute
sa plénitude. Jamais Dinde plus succulente n’avait paru aux yeux de plus
illustres Gourmands : elle fut dévorée jusqu’aux os ; et M. Le
Gacque, appelé pour en recevoir les compliments, apprit qu’il est bon de
s’écarter des sentiers de la routine. »
Voilà comment est née la Dinde Braisée. Vous ne le saviez
pas ? Vous le savez maintenant. Hélas, la recette de M. Le Gacque ne nous
est pas parvenue. A défaut, voilà ce qu’Alexandre Dumas préconise :
Garnissez une braisière de bardes de lard, d'un pied de veau découpé ou
d'un bon morceau de couenne de lard à demi salé pour rendre la sauce
gélatineuse; joignez-y sel, poivre, bouquet de persil, thym, laurier, clous de
girofle, oignons et carottes; mettez sur cet assaisonnement la pièce que vous
voulez faire cuire, que ce soit un dinde ou une oie, ajoutez un verre
de vin blanc, un demi-verre d'eau-de-vie, un verre de bouillon, faites cuire à
petit feu pendant plusieurs heures, en couvrant l'objet que vous faites cuire
d'un papier beurré et en couvrant également en outre votre casserole afin qu'il
ne puisse y avoir d'évaporation.
Car c’est là tout l’art de la cuisson à la braise :
éviter l’évaporation car c’est par le principe d’une vapeur constante et égale
dans la braisière que la dinde cuira au mieux, et que vous éviterez une cuisson trop forte
de l’assaisonnement, qui se manifeste par une odeur de sucre brûlé.
A vos braisières, maintenant !
Sources : Alexandre Dumas, Grand dictionnaire de cuisine (1873) ; Néo-Physiologie du goût par ordre alphabétique (1839)
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