mercredi 15 novembre 2017

Et ma pension, papa! 


Une fois n’est pas coutume, et fait extrêmement rare, le billet d’aujourd’hui est consacré à une lettre d’Alexandre. Peu de lettres, elle furent pourtant des milliers, restent accessibles : éparpillées dans les mains de collectionneurs privés, beaucoup de perdues sans doute. Il en existe six à la Bnf, deux dont on peut consulter les originaux, quatre disponibles sous forme de microfiche, hélas illisibles.

Des deux à peu près compréhensibles (compte-tenu de l'écriture d'Alexandre-le-manchot, voir plus bas), j'ai pu péniblement reconstituer le texte de celle adressée à son papa le 21 juin 1791. L'effort est suffisamment notable pour que ses résultats méritent d'être partagés.

Depuis 1788, Alexandre est installé à Lyon, où il est tombé amoureux d’Adèle Feuchère, et où il a ouvert Le magasin de Montpellier, une épicerie en tout genre (voir ici, c'est quelque part là-dedans). Mais non content d’avoir, à Lyon, une maitresse  et un commerce à soigner, il passe beaucoup de temps à Béziers, auprès de sa tante Justine, dont il est amoureux.

L’objet de la lettre ? 

Alexandre a toujours été un rentier. Jusqu’à son exil à Domèvre, en Lorraine - sous le coup d’une lettre de cachet – en 1786, Laurent de La Reynière lui servait une pension annuelle de 200.000 livres, somme tout à fait considérable. Cinq ans après, Laurent connaît de graves difficultés financières : la faute à la Révolution et à une regrettable opération qui ressemble fort à du blanchiment d’argent avec un banquier de Gènes et un autre de Genève.

Du coup, Papa a considérablement  baissé la pension de son unique rejeton : la lettre nous apprend qu’elle a été divisée par dix, ce qui reste tout a fait honorable. Pour information, si l’on considère que la Livre tournoi valait 0,3 grammes d’or, et que 0,3 grammes d’or valent aujourd'hui 11 euros, on en déduit que la pension annuelle du gamin était de 2,2 millions d’euros avant 1786 et qu'elle n’est « plus que » de 220.000 euros en 1791  !

Pire, Laurent de La Reynière n’est pas très régulier dans les versements. Alors Alexandre lui fait ses remontrances. Tel est l’objet de cette lettre, avec quelques autres observations à son cher Papa qui ne prend guère soin de sa santé. Elle se termine par un post-scriptum destiné à maman,  bien tendre en apparence, qui sonne cependant, puisque qu'écrit après et par le truchement de papa, comme un reproche adressé à cette mère si peu aimante.

Le ton y est délicieusement impertinent.

Béziers 21 juin 1791


Mon cher Papa,

Je suis forcé d’être toujours dans le cas de vous importuner pour le même sujet, mais c’est la nécessité qui m’y force. Il en vient pour moi d’avoir sans cesse à vous entretenir d’objets d’intérêts et de solliciter ce qui m’est dû comme une charité, mais ce n’est point à moi que vous devez vous en prendre.

Le 7 de ce mois, M. Tabareau*, rencontra M. Salmon**  qui lui dit qu’il était en mesure vis à vis de moi pour le passé et que pour l’avenir je serais exactement payé tous les dix jours comme ci-devant. J’ignore ce que M. Salmon entend par être en mesure avec moi, mais il est très sûr qu’excepté le petit à-compte que vous m’avez fait passer ici, je n’ai absolument rien reçu de ma pension depuis que M. Tabareau a quitté Lyon. Il m’est dû en ce moment le mois de mai tout entier et  les vingt premiers jours de celui-ci, ce qui fait la somme de deux mille cinq cent livres***, et le trente de ce mois, il me sera dû mille écus. Je ne puis vous peindre, mon cher papa, toute l’horreur de la situation où me jette ce retard - des engagements à acquitter, des paiements à faire, des loyers, des commis à payer, moi qui m’étais fait connaître à Lyon pour ma scrupuleuse exactitude, il faut que je manque à tous à la fois. Le 18 de ce mois, il n’était pas arrivé un sol pour moi à la poste de Lyon malgré votre parole, malgré l’assurance donnée à Monsieur Tabareau. J’aime à me persuader qu’il y a dans tout ceci plus de négligence que de mauvaise intention et qu’assurément, on ignore les conséquences d’un semblable retard. Pour moi, je ne les éprouve que trop, et ma santé s’altère chaque jour par l’inquiétude où ceci me jette. Daignez, mon cher Papa, vous occuper sérieusement de me faire payer tout de suite ce qui m’est dû. Je serai à Lyon dans vingt jours, que je puisse y trouver au moins ma pension et avoir autre chose que de mauvaises raisons à donner à ceux à qui je dois. Je ne vous importunerais pas si je n’étais absolument pas contraint, bien persuadé  qu’avec vous il n’y ait aucun risque à courir. Mais si vous vous intéressez encore à l’honneur et à la santé de votre fils, j’ose espérer que vous aurez égard à ma représentation.

Comme je n’obtiens aucune réponse des personnes qui vous entourent et qui autrefois me donnaient de vos nouvelles, j’ignore si vous vous trouvez bien du séjour de la campagne où je sais que vous êtes depuis le commencement de ce mois. Il paraît que vous avez renoncé au voyage que vous deviez faire à Boulogne sur mer, et que vous vous contenterez d’aller quelquefois à celui qui avoisine Auteuil. Si j’avais autant de crédit sur votre esprit que je prends d’intérêt à votre santé, je l’aurais employé à vous persuader d’aller à des Eaux Thermales dont vous pourriez espérer votre guérison. Je suis forcé de me borner à des vœux ardents, mais stériles, tant que vous refuserez d’aider à la nature. Ma tante se porte assez bien, à quelques migraines près, et ses bontés pour moi sont les mêmes que le premier jour. Servez vous en, je vous en prie, pour mon cousin, que j’aime beaucoup malgré la paresse.

Je suis avec un profond respect
Votre très humble et très obéissant serviteur.

Grimod de La Reynière

PS : permettez que maman trouve ici l’hommage de mon tendre respect.

* M. Tabareau, Directeur des Postes de Lyon, « homme rare pour ses qualités du cœur & de l’esprit » (in Moins que rien, p.28)
** trouvé dans l’Almanach Royal de 1791 : « Salmon, bourgeois, rue des Champs-Élysées, Hôtel La Reynière », deuxième électeur de la Section des Champs-Élysées, et premier assesseur de la justice de paix (justice de proximité) de cette même section. Il s’agit donc, vraisemblablement, du secrétaire particulier de Laurent de La Reynière.


Le déchiffrage de la lettre n’a pas été de tout repos, irritant, même, car quand il le veut, lorsqu'il cite le montant qui lui est "dû", Alexandre sait être parfaitement lisible. Jugez-en :




  




Bonne journée à tou(te)s !

Source : la lettre est conservée par la Bibliothèque Nationale de France (Richelieu). 



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