La journée du 5
novembre 1794, pour Alexandre
Petite surprise aujourd’hui, je vais partager avec vous un
document rare : le Journal intime qu’Alexandre a tenu pendant la Terreur. Ce journal intime a eu un destin rocambolesque, comme
toujours avec Alexandre. Au début des années 1950, il est apparu dans une vente
aux enchères et acheté par M. Arthur Johnson, consul des États-Unis à Rome (89 via del Babuino), qui
dit se l’être fait voler. Heureusement, il en avait dactylographié une copie,
en plusieurs exemplaires. En 1955, il envoya un de ces exemplaires à Pierre
Gaxotte, historien, que l’on peut consulter encore aujourd’hui.
Le journal couvre la période du 4 juillet 1794 au 1er
avril 1795. Son style est télégraphique et pour le moins abscons : nombre
de ses mentions sont mystérieuses.
Depuis février de cette année 1794, Alexandre
vit seul avec sa mère et « madame » c’est à dire Adèle Feuchère, sa
maitresse depuis 1788 (qu’il épousera officiellement en 1812) à l’hôtel des
Champs-Elysées (à l’emplacement de l’ambassade des Etats-Unis). Ce n’est pas
drôle tous les jours…
On y apprend que le 5 novembre 1794, il est parti tôt le
matin, sous la pluie, faire une course,
sans doute un courrier dont il n’a pu négocier le tarif, puis qu’il a reçu la
visite de M. Petit, puis qu’il a rendu visite à M. Cornillon qui, pas de chance,
était sorti. Il est retourné rive droite, rue des Arcis (rue des Lombards actuelle), au Singe Vert, célèbre
« tabletier », orfèvre des
rentiers et des philosophes, qui vend tout ce qui est utile à la
table : des fourchettes en ivoire
pour retourner la salade, des salières de buis dans le dernier goût, des
porte-huiliers d’ébène, des plateaux à liqueurs et punch d’acajou, des
coquetiers de palissandre, enfin de quoi monter un ménage à peu de frais,
et aussi des jeux de table. Depuis longtemps, le Singe Vert fait partie des Itinéraires
gourmands d’Alexandre. On y arrive par la rue Saint-Martin qui change aussi souvent de nom dans sa
longueur qu’un banqueroutier qui fuit ses créanciers le fait dans ses voyages.
Ce matin–là, il y trouve des Jettons qui sont, à l’origine, des petites pierres qui servent à
compter, et des boites à Jettons, sortes de bourse en cuir ou en velours, pour
les contenir. Il y a aussi acheté un baguenodier, casse-tête mécanique composé d'une
tige et d'anneaux. Il est probable que ces jeux étaient destinés à Suzanne de la Reynière, qui passait beaucoup de temps à jouer avec ses ami(e)s.
C’est l’automne, il pleut, et il pleuvra toute la journée –
les jambes dans l’eau - il fait froid et le bois est rare. On voit alors
Alexandre courir dans Paris pour faire réparer les boucles de chaussures, et trouver
de la toile bien chaude pour se couvrir dans l’hôtel de La Reynière
glacial. Drap de Sedan, drap à poil,
toile de Troyes... il est heureux que M. Viard accepte de marchander : la
plupart des autres commerçants pratiquent le prix fixe.
Retour au logis,
c’est à dire le premier étage de l’hôtel de La Reynière – sa mère occupe le rez-de-chaussée. Dîner (notre déjeuner) avec madame, des amis (parmi lesquels le fidèle M. Aze depuis toujours, dont vous trouverez le portrait ici) et un M. Bouvet qui
s’est invité sans se faire inviter. C’est un parasite, type de personnage sur lequel Alexandre a beaucoup écrit
et qui lui provoque à coup sûr ses humeurs.
Pendant qu’Adèle Feuchère est allée voir une comédie au
Théâtre de la République, il soigne sa perruque, reçoit M. D’Aigremont – un cousin
côté Laurent de La Reynière - discute avec M. Aze d’un voyage
qu’ils vont bientôt faire ensemble, dans son fief à Montmélian, en
banlieue parisienne - ce sera du 20 novembre au 2 décembre. Puis il descend dire
bonjour à sa mère toujours avec M. Aze, remonte dans ses appartements du 1er
étage avec M.Aze, encore.
Puis c’est l’heure du souper (notre diner) avec madame, et
la lecture jusqu’à trois heures du matin. Comme quoi il ne faisait pas si
froid, et le commerce de bougie continuait à bien fonctionner, même pendant
la Terreur.
Séjour à Paris – Jambes dans l’eau – Lettr. prix fixe rue
de Richelieu n°1223 – M. Petit - Visite à M. Cornillon, sorti – Poste aux
lettres – halle, drap à poil en ¾ 42 – Singe vert, jettons - Toise - aune -
Bourses à jettons – Baguenodier - &c. – Boucle raccommodée quai de Gèvres –
M . Armet – Palais. M. Aze – rencontre de M. Rousseaux – Rue Saint André,
nation – Prix fixe Rue Saint André au coin de la rue de l’Éperon – Drap de
Sedan teint en fil à 85. Drap à poil. 14 Belle toile de coton de Troyes, fabr.
de M. Viard, drapée, à 8 et à 9. Marchand fort honnête et fort accommodant –
retour au logis – Dîner avec mad. M. Aze, M. Gay l’aîné, et M. Georges Bouvet
non prié, humeur – visite de M. Daigremont – après dîner mad. va au théâtre de
la Rep. avec Gay l’aîné – Seul, Perruq – Projet de voyage avec M. Aze – visite
à ma mère avec M. Aze – en haut avec le même – seul M. Trianon – retour au
logis – prépar. – Lecture en haut – visite à ma mère, j’y trouve mad. Arrivée
de la comédie – Souper avec mad. Jambes dans l’eau – en haut avec madame – seul
id. lecture – coucher à 3 heures.
Ce n’est pas folichon, mais il est émouvant de savoir
comment on vivait à Paris en pleine Terreur.
Bonne journée à tou(te)s
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