vendredi 1 décembre 2017

Décembre : mois de la gnole et des matelotes (tout au moins au début)

Décembre, c'est un mois exceptionnel, où il fait bon boire, si l’on en croit Gastermann, qui succède à La Reynière dans les chroniques mensuelles du Journal des Gourmands et des Belles en décembre 1807 :

Le temps des brouillards et la saison des frimas prescrivent aux Gourmands un régime particulier : il faut boire sec pour dissiper les influences malignes de la brume; il faut redoubler d'appétit pour roidir la fibre contre l’humidité pénétrante de l’atmosphère.

L’air vif excite la faim, la faim amène la soif, et, par réaction habilement ménagée, on peut passer les jour ou  plutôt les nuits d’hiver à table. Celui qui sautait disposer les estomacs de ses concitoyens à cette permanence admirable aurait sans doute des titres précieux à leur reconnaissance et à la gloire. (…)

C’est au moment où la cuisine déploie toutes ses richesses, où les greniers, les celliers, les garde-mangers abondent, débordent, regorgent, où le froid comprime nos poumons et dessèche nos palais qu’il convient d’aider la nature, de rappeler les vrais principes, et de répondre à l’appel de Bacchus.

Alors que fait Alexandre, un premier décembre ? Il se remet des orgies de la Saint-Martin et attend Noël. Son passe-temps favori est alors d’aller chez la Mère Richard, quai de la Rapée, ou à L’Ecu de France, au Gros-Caillou, manger des matelotes.

Nous n'avons rien dit des Matelotes au mois de mars, quoique l'on en mange presque toujours une à la mi-carême, pour nous réserver le plaisir d'en parler aujourd'hui. Elles ne sont pas moins bonnes dans l'Avent que dans le Carême ; et comme la saison est presque toujours plus belle à Paris à la fin de l'automne qu'au commencement du printemps, beaucoup de personnes choisissent le mois de Décembre pour faire leurs stations à la Râpée ou au Gros-Caillou. Elles sont bien aises d'ailleurs de remettre leur estomac des fatigues de la Saint-Martin, et de le préparer aux travaux de la nuit de  Noël.

Une matelote de la Râpée est ce que l'on peut manger de plus appétissant et de meilleur en fait de poisson d'eau-douce. Le cuisinier le plus habile, le plus profond dans son art, le mieux et le plus abondamment pourvu de toutes les provisions de luxe, inhérentes à une cuisine somptueuse, n'atteindra jamais à l'excellence de ces sortes de matelotes, et malgré tout son savoir, il pâlit devant la Râpée.

Vous rêvez, maintenant, de savoir comment se prépare une bonne matelote ? Rien de plus simple car…

… les cuisiniers de la Râpée et du Gros Caillou opèrent devant tout le monde. Là, comme au centre de Paris, une matelote se compose d'un barbillon*, d'une carpe, d'une anguille, et de huit ou dix écrevisses entières, sans être blanchies, et dont on n'ôte que les pattes. Là, comme ailleurs, on coupe ce poisson, tout vivant, par tronçons ; on y ajoute des petits oignons blancs blanchis et cuits à moitié, et des champignons en dés. Là, comme chez vous, on fait un petit roux avec de la farine et du beurre, mouillés de bon bouillon (avec cette différence que ce beurre est probablement moins frais) ; on y met un bouquet garni, vin rouge, sel, poivre, et les autres ingrédients ci-dessus prescrits ; enfin on fait cuire le tout à un très-grand feu, et l'on ajoute, en servant, des croûtes frites. Voilà tout ce qui compose une matelote ordinaire. On ne les fait pas autrement à la Rapée.

Pourquoi donc, nous ne cesserons de le demander, sont-elles là si délicieuses et partout ailleurs si médiocres ? C'est un problème dont nous abandonnons la solution à la sagacité des Gourmands. S'il s'établit jamais à Paris un Institut national de cuisine, cette question y sera sans doute proposée des premières, et deviendra l'objet d'un concours et d'un prix. Elle en mérite mieux la peine que tant d'autres questions académiques beaucoup plus oiseuses et moins utiles. Il ne tiendrait cependant qu'à nous de savoir maintenant ce secret.

Un particulier qui prétend l'avoir trouvé, I.° par le simple bon sens, 2.° par des principes chimiques, 3.° par des résultats d'expériences, a offert de nous en faire part, et même à un assez bon prix. Nous n'avons pas cru devoir accepter sa proposition, quoique renfermée dans une lettre fort agréable ; mais comme ce secret peut intéresser plus d'un riche Gourmand très en état de l'acheter, et surtout de le mettre en pratique, et que nous pensons qu'il est encore à vendre, nous croyons rendre service à nos opulents Amphitryons en leur indiquant l'adresse de l'auteur de cette découverte, telle au moins qu'il nous l'a transmise lui-même. En s'adressant donc à M. B., chez madame Le Clerc, rue de Seine, ancien n° 25, faubourg Saint-Germain, on pourra, s'il faut l'en croire, apprendre de lui l'art, inconnu jusqu'ici, de faire , faire chez soi une matelote qui ne le cédera en rien à celles de la Rapée, du Gros-Caillou et de la Marmite· Perpétuelle.
*Nom local du Barbeau. Poisson très apprécié, au point que le calendrier républicain lui consacre un jour, le 21 prairial (9 juin) 

Hélas, M.B. est mort depuis longtemps en emportant avec lui le secret d'une bonne matelote. Il ne vous reste plus qu'à suivre les préceptes de La Reynière : du bon sens, de bons produits, et quelques années d'expérience.

Alors, pour les novices, commencez maintenant. Il n’est jamais trop tard. Pour les autres, persévérez, et persévérez encore.


Sources : Journal des Gourmands et des Belles, 1807, 4ème trimestre ; Almanach, 1ère année



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