mardi 29 août 2017

Un diner en 1806, comment ca se passe (IV)? (Finale)              

Eh oui, ce n’est pas encore terminé. La serviette, non pliée, étant reposée sur la table, il est temps de mettre en application une maxime réputée qu'en France, tout termine en chansons. Ce qui sous la plume de La Reynière devient :

tout en France doit finir par des chansons, même les dîners.

Et la littérature gourmande est riche en chansons à boire, coutume populaire que la Révolution a failli faire disparaître, mais que la Reynière imposait dans ses dîners, à l’époque de l’Almanach et des jurys dégustateurs. Un peu d’histoire grimaldienne, qui fait de Napoléon le sauveur de la chanson à boire – fait peu connu et absent de nos manuels :

L’usage de chanter à table s’était conservé dans les classes inférieures, après avoir été abandonné par les autres. Mais aux couplets aimables, spirituels et tendres, l’on avait substitué des Chansons patriotiques, vrais signaux de carnage ; et ces chants de cannibales, mêlés d’imprécations terribles et de blasphèmes épouvantables, retentissaient à chaque instant à l’oreille du citoyen paisible qui, étranger à tous les partis, voulait jouir au moins, à table, d’un repos qu’il croyait avoir assez chèrement acheté par la perte de toute sa fortune.

Tant que la France a été en Révolution, nous nous sommes vus les douloureux témoins de ce tintamarre qui se renouvelait sans cesse jusque dans les tables d’hôte, jusque dans les spectacles, où l’on était poursuivi par ces chants de mort. Le 18 brumaire de l’an 8* a mis fin à ce barbare usage. On n’a plus chanté à table que des Chansons à boire, ou des Chansons amoureuses, et la gaité française renaissant peu à peu, a bientôt pris le dessus sur ces lugubres complaintes patriotiques, reléguées avec les Jacobins et le Directoire, dans les cavernes à jamais fermées (il faut l’espérer du moins) de l’affreuse Terreur, qui, pour le dire en passant, n’aurait jamais existé si les honnêtes gens avaient eu la dixième partie de l’audace des lâches.

Cet usage auquel on avait renoncé dans les temps malheureux, reprend aujourd’hui faveur, même dans les maisons les plus opulentes et les plus graves.

Cette douce hilarité produira d’aimables épanchements ; on ressentira une double reconnaissance pour l’Amphitryon qui aura mis autant de soin à faire valoir l’esprit de ses convives, qu’à les bien nourrir.

* 9 novembre 1799, date du d’État de Napoléon Bonaparte, qui a marqué la fin du Directoire et, ouf!, de la Révolution.

Évidemment, à ce rythme, les dîners de  La Reynière durent assez longtemps ! Entre quatre et six heures…

Tel abondant que soit le dîner, un vrai Gourmand fait ordinairement le tour de la table aux deux premiers services, c’est à dire qu’il mange, au moins une fois, de chacun des plats. Cette dégustation complète est même chez lui une sorte de devoir. Il importe aux progrès de l’art, à l’instruction de l’artiste, à la gloire même de l’Amphitryon, qu’il puisse porter sur chacun des mets un jugement certain ; et comme il est nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, il faut donc que toutes les entrées, tous les relevés, tous les rôtis, et tous les entremets, sans parler du dessert, passent successivement sur son assiette et dans son palais. Eh ! le moyen d’y suffire en aussi peu de temps ! Il est tel plat dont la dégustation dure plus d’un quart d’heure ; et l’on veut qu’il en juge trente en soixante ou quatre-vingts minutes ! Cela n’est ni sensé, ni même humain. Si notre Gourmand veut remplir tous ses devoirs dans toute leur étendue, il s’expose à s’étrangler, à s’étouffer, et à ne retirer pour tout fruit de son dévouement qu’une mort certaine, ou tout au moins qu’une indigestion vulgaire ; et s’il a borné son inspection à un petit nombre de plats, il a manqué aux obligations que sa qualité de Gourmand lui impose... et, dût-on demeurer six heures à table (il faut convenir que ce n’est pas trop pour un grand dîner), il importe au bien de l’art que tous les appétits y soient  pleinement satisfaits, et que la cause du cuisinier soit instruite dans toutes les règles de la procédure gourmande.

Et comme parler des chansons à boire sans en citer une seule serait pour le moins incongru, en v’la une, parmi les préférées de La Reynière :

À chanter sur l’air de V’la c’que c’est qu’d’aller au bois

(pour la version karaoké : cliquez là)

Buvant à plein verre,
Faisant bonne chère,
Ils sont gourmets, ils sont friands :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

Propos gaillards, franche gaîté
Distinguent leur société :
Rien de fardé, rien d'apprêté ;
Douce bonhomie
A l'esprit s'allie ;
Souvent malins, jamais méchants :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

A leur banquet est-on admis,
On n'y trouve que des amis;
Tous, par le plaisir réunis,
Se montrent affables,
Prévenants, aimables;
Et tout fait répéter céans :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

D'Épicure, joyeux enfants,
En amitié, toujours constants,
Conservez bien ces sentiments :
Jamais à Le Gacque
Ne tournez casaque,
Et qu'on dise encor dans cent ans :
V’là c'que c'est qu'les bons vivants !

Bonne journée en chantant !


Sources : Manuel des Amphitryons ; Almanach des Gourmands, 2ème année ;J ournal des Gourmands et des Belles, 1er trimestre 1806.

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