Un diner en 1806,
comment ça se passe ? (version intégrale)
Face
au succès rencontré par notre série sur les Dîners, et à la demande de
certain(e)s, en voici la version intégrale, qui évitera aux plus paresseux
d'entre vous de naviguer entre quatre billets. Il ne me reste plus qu'à espérer
qu'en agissant de la sorte, nous démentirons ce que Boileau disait
"Reprenez vos esprits, et souvenez-vous bien qu'un dîner réchauffé ne
valut jamais rien"! C'est dans Le Lutrin, poème "héroïcomique",
composé entre 1672 et 1683 (chant premier, vers 103 et 104.
PROLOGUE
L’aloyau de sept
heures –qui a eu un succès considérable parmi notre auditoire –
est par définition un plat du diner. Mais, qu’est ce qu’un diner, en
1806 ? C’est tout d’abord un moment crucial de la journée.
Le
Dîner est l'action la plus intéressante de chaque jour, celle dont on
s'acquitte avec le plus d'empressement, de plaisir et d'appétit. Il n'y a guère
que les sots et les malades qui n'attachent point au Dîner toute l'importance
qu'il mérite. Une coquette renoncerait plutôt à plaire, un poète à être loué,
un Gascon à être cru sur sa parole, un comédien à être applaudi, un riche Midas
à être encensé, que les sept huitièmes des Paris à faire un bon repas.
Nous avons toujours été surpris qu'aucun Auteur n'ait traité cette matière
avec toute la gravité dont elle est digne, et n'ait écrit philosophiquement sur
le Dîner. Que de choses il y avait à dire sur cet acte mémorable qui se
renouvelle 365 fois par an !
Oui, que de chose il y a à dire sur les diners ! Le
moindre désordre dans la cérémonie sème le désarroi, et bientôt, le désespoir
s’installe…
Si,
par quelque événement imprévu, par quelque cas fortuit, par quelque
circonstance forcée, le moment du Dîner est reculé, seulement d'une heure,
voyez comme toutes les mines des convives s'allongent, comme la conversation la
plus animée languit tout-à-coup, comme tous les visages se rembrunissent, comme
tous les muscles zygomatiques se trouvent paralysés, enfin comme tous les yeux
se tournent machinalement vers la salle à manger!
Heureusement, le désarroi n’est que passager, et, comme il
est dit dans Les amants trahis, le désespoir n’est que folie (à
écouter là, à 9 mn et à lire ici).
L’Amphitryon annonce le passage dans la salle à manger.
L'obstacle
cesse-t-il, le maître d'hôtel, la serviette sous le bras, vient-il enfin
annoncer que l'on a servi, ce seul mot fait l'effet d'un talisman ; c'est une
parole magique qui rend à chacun sa sérénité, sa gaîté et son esprit. L'appétit
se lit dans tous les yeux, l'hilarité est dans tous les cœurs, et la
tumultueuse impatience avec laquelle chacun va prendre possession de son
assiette est un signe manifeste et certain de l'unanimité des vœux et de
l'accord des sensations. La Nature reprend donc alors tous ses droits, et dans
cet instant du jour le flatteur même laisse lire sa pensée sur tous les traits
de son visage.
Et voici que le premier plat arrive, un potage…
Après
quelques cérémonies, on s'assied, et le silence, d'abord général, atteste la
force et l'universalité des sensations. Un potage brûlant (qu'il doit être) ne
diminue point l'action générale ; on dirait que tous les palais sont pavés en
mosaïque, ou qu’ils jouissent de tous les privilèges de l'Espagnol
incombustible*.
* L’espagnol
incombustible : désigne Jean Chacon, un aventurier fameux qui avait
annoncé qu’il entrerait dans un four plus chaud de dix degrés que les
fours ordinaires, et qu’il y resterait jusqu’à parfaite cuisson d’un gigot
qu’il tiendrait à la main. Ce n’est qu’après onze minutes passées dans
cette situation que, la police étant accourue, l’Espagnol incombustible a
été retiré du four, non pas tout-à-fait brûlé, mais dans un état propre à
décourager les charlatans les plus intrépides et à détromper les spectateurs
les plus superstitieux. (M. Peltier,
l’Ambigu, ou variétés littéraires et politiques, volume 14, 1806).
ACTE I
Après le Prologue, l’Acte 1,
c’est à dire le Premier Service. Voici le Premier Service que j’ai
imaginé dans Scandales et Voluptés, mélange heureux de
biographie romancée et de roman historique, et qui, en raison de cette double
appartenance a du mal à trouver un d’Editeur ("Ca dépend, ça
dépasse" dans la case "Genre"), au point que j’en
prépare actuellement une auto-édition très soignée.
Premier Service
Un potage au riz
d’Amérique, bien corsé
Huit hors-d’œuvres
d’office
Variante ascétique de
Bordin
Huitres marinée de
Granville
Anchois de Maille
Raves et radis
d’avril
Pot-Pourri de fruits
au vin de Maille
Thon de la Madrague à
l’huile d’Aix
Beurre de
l’Enfant-Jésus
Une culotte de BŒUF
NORMAND, avec son cordon végétal
Relevés
Un JAMBON DE BAYONNE,
à la broche, sur une réduction de vin de Malaga
Quatre entrées
Côtelettes de mouton
à la Soubise
Deux poulardes à la
financière
Un vol-au-vent à la
Neptune
Une anguille de Melun
à la Grimod
Voilà ce qu’en dit la Reynière, une fois la fin du Prologue
prononcé :
Cependant
l'Amphitryon, qui doit moins s'occuper de raisonner ses morceaux que du soin de
garnir les assiettes, divise avec art la culotte tremblante d'un bœuf gras, et
seulement entourée d'un cordon végétal qui n'est interrompu que par des
pilastres de lard. Une sauce aux tomates ou la moutarde apéritive de Maille, de
Bordin, ou même de Le Maoût , sert de stimulant à ce premier plat, le fondement
solide de tout Dîner, et le seul mets dont personne ne se lasse, quoiqu'il se
reproduise une fois chaque jour.
Pendant ce temps, les hors-d'œuvre
stimulants disparaissent, et les entrées qui se mangent après le bouilli
donnent le temps de découper les relevés qui ont remplacé les potages. En Allemagne,
en Suisse, et dans presque tout le Nord, cette dissection est confiée à un
officier ad hoc qui s'en acquitte avec une dextérité peu commune : usage
précieux, qui épargne au maître de la maison et aux convives un temps qui peut
être beaucoup mieux employé. Cet usage tourne aussi à la gloire des grosses
pièces qui, découpées selon les règles de l'art, paraissent dans toute leur
splendeur. Il coupe court aux cérémonies inutiles, et va au-devant de la
timidité, puisque des assiettes chargées circulent à la ronde, et que chacun se
sert soi-même selon son goût et son appétit. Faisons des vœux pour que cette
heureuse méthode soit adoptée en France, surtout dans les grands repas. Il
ne manquera plus rien alors à notre Nation, pour mériter une prééminence complète
dans le grand art de la cuisine et de la table.
Ce qu’explique La Reynière, c’est qu’un même mets (une
culotte de bœuf, par exemple) peut apparaître dans plusieurs
Services, mais pas sous la même taille, ou sur des plats de formes différentes
(ovales ou rectangulaires) et pas avec le même accompagnement (avec toute sa
parure végétale, avec un (léger) cordon végétal, ou sans accompagnement). Ce
qui rend la compréhension des Services quelque peu compliquée…
Dans l’ordre, c’est le potage qui apparaît en premier.
Le
potage est au dîner ce qu’est le portique ou le péristyle à un édifice ;
c’est à dire que non seulement il en est la première pièce, mais qu’il doit
être combiné de manière à donner une idée juste du festin, à peu près comme
l’ouverture d’un Opéra-comique doit annoncer le sujet de l’ouvrage.
Après le potage, c’est le "Coup d’après" qui…
…consiste
dans un demi-verre de vin pur qu’on boit immédiatement après la soupe… Il passe
à Paris pour tellement salutaire qu’on y dit proverbialement que le Coup
d’après met un écu de moins dans la bourse du médecin. Ce qu’il y a de sûr, au
moins, c’est que personne n’en paraît incommodé. Les dames seules se refusent
en général au Coup d’après, elles préfèrent celui du milieu.
Il n'est cependant pas d'obligation, mais c'est le seul moment du repas où il soit permis de boire, sans eau, du vin ordinaire, à moins cependant que l'on soit un provincial, ou que l'on ne serve point de vins fins ; ce qui n'est guère à présumer dans un grand dîner.
Viennent ensuite les hors d’œuvre :
En
général, les vrais Gourmands font assez peu de cas des Hors d'œuvres, qu'ils
regardent comme un remplissage inutile, plus digne de figurer dans un déjeuner
solide, ou dans une collation, qu'à un repas aussi régulier et aussi sévère que
doit l'être tout grand dîner. Mais les femmes ont beaucoup de goût pour ces
bagatelles.
Et les entrées :
On
peut regarder les Entrées comme la partie la plus solide d'un dîner; et si le
potage est la principale porte de l'édifice, les Entrées en forment le premier
étage et les appartements les plus importants. On les divise en Entrées
ordinaires, grosses Entrées ou Entrées de broche. Ces dernières portent
quelquefois le nom de relevés, parce qu'on relève avec les potages qui sont aux
deux bouts de la table.
Et voilà, c'est
la fin de l'Acte 1, celui du Premier Service.
Un bon Amphitryon marque la
pause, anime la discussion, agrémente l’assistance de lectures, d’intermèdes
musicaux et de quelques performances techniques, une démonstration de la
lanterne magique, par exemple.
ACTE II
Second Service
RÔT
Des filets de levrault à la provencale
Des perdreaux
Des Ortolans
Des hatelettes d’éperlan
RELEVÉ DE RÔT
Un pâté de Pithiviers
SIX ENTREMÊTS
Chauds
Des petits-pois de la
Truie-qui-file
Des Salsifis frits et
glacés
Des cardes à la
moëlle
Froids
Une charlotte à la
russe
Des hervinettes perfectionnées
Une gelée, au marasquin
Vin de Bordeaux –
Vins fins de Bourgogne – Vin de Chablis, de 6 feuilles
*
Scène
I : Les Rôts
Cependant le rôti paraît, et son fumet délicieux
aiguillonne tous les appétits, et les prépare à de nouvelles jouissances. C'est
alors que les vins d'entremets commencent à paraître, et que les langues se
délient. Le vin de Bordeaux, celui de Bourgogne, et surtout le pétillant vin d'Aï,
font circuler à la ronde les propos joyeux, les bons mots et les traits
délicats ; c'est le moment des déclarations et des demi-confidences. Chacun
alors a de l'esprit ou veut en montrer ; et comme rien ne rend plus indulgent
que la bonne chère, tous les amours-propres sont satisfaits.
Scène
II : le relevé de rôts
Dans les festins d'étiquette, et même dans les Dîners
somptueux, [le relevé de rôts], au lieu de faire partie du second service,
forme un service à part. Un énorme pâté venu à grands frais de Toulouse, de
Strasbourg, de Chartres ou de Périgueux, occupe alors gravement le centre de la
table, et la manière de le découper est elle seule un art important et
trop peu connu.
Scène
III : les entremets (chauds et salés ; froids et sucrés)
Des entremets dans lesquels le génie du cuisinier a
épuisé toutes ses ressources pour relever la saveur des végétaux, servent
d'acolytes [au relevé de rôts], et les extrémités de la table réservées au
petit four, aux crèmes, aux friandises, attirent alors la principale attention
des enfants et des dames. Les Gourmands leur abandonnent volontiers ces
agréables colifichets ; car tout bon mangeur a fini son Dîner après le rôti, ce
qu'il mange au-delà n'est qu'une affaire de complaisance ou de politesse.
Mais c'est précisément parce que l'appétit est en
général satisfait au moment où ce (…) service se produit sur la scène, qu'un
artiste habile ne doit rien épargner pour le faire renaître : c'est là son
triomphe ; mais ce triomphe est rare et difficile, et les entremets sont
ordinairement l'écueil où les plus grands talents viennent faire naufrage. Tel
a brillé avec éclat aux entrées, aux relevés, et même au rôti , qui voit toute
sa gloire s'éclipser à l'entremets ; il pâlit devant un plat de cardes ou une
jatte de blanc-manger, et n'est plus alors qu'un homme ordinaire. Les entremets
sucrés offrent moins de gloire, sans doute, mais aussi moins de difficultés ;
les pâtisseries et les crèmes souffriraient plutôt la médiocrité que les
entremets potagers.
Comme le Premier, le Second service se termine par des
intermèdes. Comme le dit La Reynière, Chacun alors a de l'esprit ou
veut en montrer. Tel va va flatter Alexandre en alexandrins, tel autre
va lire le premier chapitre de son dernier recueil - en avant-première - et
assez rapidement, tout cela tourne à une drôlerie sans borne, avec
des couplets bachiques, anacréontiques, érotiques et même un peu
graveleux.
Et c’est dans cette ambiance franchement gaie qu’arrive le
Troisième Service, celui des desserts.
ACTE III
Après tout ce que les Gourmands ont englouti dans les Actes
précédents, un appétit aussi abyssal que celui de La Reynière pourrait déclarer
forfait. Ne dit-il pas lui-même que :
Les
vrais Gourmands ont toujours achevé leur dîner avant le dessert. Ce qu’ils
mangent par-delà le rôti n’est que de simple politesse ; mais ils sont en
général très polis.
Pourtant, dans un diner digne de ce nom, et des Gourmands
aussi polis, ce ne sont pas les desserts qui manquent :
Troisième Service
DESSERTS
Ligne du milieu
Glacière d’Appert –
Oranges indigènes – Raisin de Fontainebleau
Lignes latérales
Petit four mêlé –
Fanchonnette – Fromage de Gruyère - Brignoles Fortia - Compote de prunes
d’Antes – Triumvirat de confitures – Figues gendresses – Biscuit des ivrognes –
Compotes des hespérides – Gâteaux à la Minette – Meringues garnies
- Augustines – Fromage de Brie – Panses de Roquevaire – Compote
macédoine – Fruits mêlés à l’eau-de-vie – Figues fines d’Olioules
– Fromages de Marolles – Compote de grâces – Anonymes
Vin de Champagne –
Vin de Malaga – Vin de pêche d’Alsace
Café joli de
Martinique – Café indigène, seulement pour la montre,
Édulcorés avec du
vrai sucre d’Amérique
FROMAGE GLACÉ du Café
de Foy
Dix-sept sortes de
LIQUEURS FINES, tant exotiques qu’indigènes, non compris le
kirchwasser de la forêt noire
Crème d’Hémérocalis
PUNCH EXOTIQUE – THÉ
AIGUISÉ
*
Ces multiples desserts, tous aussi merveilleux les uns que
les autres, peuvent offrir aux Gourmands repus un extraordinaire plaisir pour
les yeux :
Qu'offrir à l'appétit après trois services aussi variés
? Le dessert est au dîner ce que la girande est au feu d'artifice ; c'en est la
partie brillante, celle qui demande la réunion d'une foule de talents
agréables. Un bon officier doit être tout-à-la-fois glacier, confiseur, décorateur,
peintre, architecte, sculpteur et fleuriste. C'est dans les repas d'apparat
surtout qu'on voit ces talents se développer de la manière la plus étonnante.
On a vu des fêtes où la dépense, pour le dessert seul, s'élevait à plus de dix
mille écus. Mais comme ce service parle plus aux yeux qu'aux autres sens, le
véritable et fidèle Gourmand se contente de l'admirer. Un morceau de fromage
altérant ou apéritif est d'un plus haut prix pour lui que toutes ces pompeuses
et brillantes décorations.
Mais le feu d’artifice n’est pas terminé ! Hors de
question de s’arrêter aux fromages. D'ailleurs :
Le
fromage est le biscuit des ivrognes.
C’est n’est donc qu’une pause bien arrosée en attendant les
glaces et les gâteaux. Puis le café :
Les
glaces font partie du dessert ; mais c'est encore un art à part, et les habiles
glaciers sont presque aussi rares que les bons rôtisseurs. Une savante et
parfaite distillation du café, suppose encore un mérite éminent ; mais qui
sait lui conserver habilement tout son arôme, et ne lui rien faire perdre
de son huile essentielle ? M. de Belloy, auquel on doit l'art de
préparer le café sans ébullition.
Cette boisson est en général mal préparée, même dans les maisons les plus opulentes, et fait souvent que l'on soupire après l'arrivée des liqueurs de M. Le Moine, de M. Noël la Serre, ou de M. Folloppe, qui nous empêchent de regretter celles des Isles, et dont la plupart semblent, par une combinaison admirable, laisser dans la bouche un véritable échantillon de tous les parfums de l'Arabie.
Pour conclure : toujours prodigue en précieux conseils,
La Reynière a bien conscience qu’un tel diner dans un restaurant (et non dans
ces tables d’Hôte - ici et là - que la Révolution a fait
disparaître, hélas) ça doit coûter un bras. Heureusement, nous dit-il, il y a
dans Paris quelques restaurants, mais très peu, où l’on peut faire bonne chère
sans y laisser trop de plumes :
Ce n'est ici qu'un court aperçu d'un
plaisir qu'on peut renouveler trente fois par mois. Autrefois, Paris possédait
un grand nombre de tables d'hôtes, où, avec une grande activité, et quarante
sous tournois, on parvenait à dîner assez bien. Aujourd'hui, les avantages de
la bonne chère sont disséminés, à très-haut prix, chez beaucoup de
restaurateurs. Nous avons pris soin d'indiquer dans notre Itinéraire nutritif
les meilleurs et les plus célèbres. Nous n'y reviendrons donc point ici ; mais,
à en juger par les réunions nombreuses qui se forment tous les jours dans les
vastes salons de M. Grignon [4 rue Neuve des Petits Champs], de M. le
Gacque [7 rue de Rivoli], et au Rocher de Cancale [59 rue
Montorgueil], il faut croire que ce sont en ce moment les trois endroits de
Paris où il se contracte le plus d'indigestions, et où il est le plus doux d'en
prendre.
ACTE FINAL
Eh oui, ce n’est pas encore terminé. La serviette, non pliée, étant reposée sur
la table, il est temps de mettre en application une maxime réputée qu'en
France, tout termine en chansons. Ce qui sous la plume de La Reynière devient :
… tout
en France doit finir par des chansons, même les dîners.
Et la littérature gourmande est riche en chansons à boire,
coutume populaire que la Révolution a failli faire disparaître, mais que la
Reynière imposait dans ses dîners, à l’époque de l’Almanach et
des jurys dégustateurs. Un peu d’histoire grimaldienne, qui
fait de Napoléon le sauveur de la chanson à boire – fait peu connu et absent de
nos manuels :
L’usage
de chanter à table s’était conservé dans les classes inférieures, après avoir
été abandonné par les autres. Mais aux couplets aimables, spirituels et
tendres, l’on avait substitué des Chansons patriotiques, vrais signaux de
carnage ; et ces chants de cannibales, mêlés d’imprécations terribles et
de blasphèmes épouvantables, retentissaient à chaque instant à l’oreille du
citoyen paisible qui, étranger à tous les partis, voulait jouir au moins, à
table, d’un repos qu’il croyait avoir assez chèrement acheté par la perte de
toute sa fortune.
Tant
que la France a été en Révolution, nous nous sommes vus les douloureux témoins
de ce tintamarre qui se renouvelait sans cesse jusque dans les tables d’hôte,
jusque dans les spectacles, où l’on était poursuivi par ces chants de mort. Le
18 brumaire de l’an 8* a mis fin à ce barbare usage. On n’a plus chanté à table
que des Chansons à boire, ou des Chansons amoureuses, et la gaité française
renaissant peu à peu, a bientôt pris le dessus sur ces lugubres complaintes
patriotiques, reléguées avec les Jacobins et le Directoire, dans les cavernes à
jamais fermées (il faut l’espérer du moins) de l’affreuse Terreur, qui, pour le
dire en passant, n’aurait jamais existé si les honnêtes gens avaient eu la
dixième partie de l’audace des lâches.
Cet
usage auquel on avait renoncé dans les temps malheureux, reprend aujourd’hui
faveur, même dans les maisons les plus opulentes et les plus graves.
Cette
douce hilarité produira d’aimables épanchements ; on ressentira une double
reconnaissance pour l’Amphitryon qui aura mis autant de soin à faire valoir
l’esprit de ses convives, qu’à les bien nourrir.
* 9
novembre 1799, date du d’État de Napoléon Bonaparte, qui a marqué la fin du
Directoire et, ouf!, de la Révolution.
Évidemment, à ce rythme, les dîners de La
Reynière durent assez longtemps ! Entre quatre et six heures…
Tel
abondant que soit le dîner, un vrai Gourmand fait ordinairement le tour de la
table aux deux premiers services, c’est à dire qu’il mange, au moins une fois,
de chacun des plats. Cette dégustation complète est même chez lui une sorte de
devoir. Il importe aux progrès de l’art, à l’instruction de l’artiste, à la
gloire même de l’Amphitryon, qu’il puisse porter sur chacun des mets un
jugement certain ; et comme il est nécessaire de tenir les choses pour en
raisonner, il faut donc que toutes les entrées, tous les relevés, tous les
rôtis, et tous les entremets, sans parler du dessert, passent successivement
sur son assiette et dans son palais. Eh ! le moyen d’y suffire en aussi
peu de temps ! Il est tel plat dont la dégustation dure plus d’un quart
d’heure ; et l’on veut qu’il en juge trente en soixante ou quatre-vingts
minutes ! Cela n’est ni sensé, ni même humain. Si notre Gourmand veut
remplir tous ses devoirs dans toute leur étendue, il s’expose à s’étrangler, à
s’étouffer, et à ne retirer pour tout fruit de son dévouement qu’une mort
certaine, ou tout au moins qu’une indigestion vulgaire ; et s’il a borné
son inspection à un petit nombre de plats, il a manqué aux obligations que sa
qualité de Gourmand lui impose... et, dût-on demeurer six heures à table (il
faut convenir que ce n’est pas trop pour un grand dîner), il importe au bien de
l’art que tous les appétits y soient pleinement satisfaits, et que
la cause du cuisinier soit instruite dans toutes les règles de la procédure
gourmande.
Et comme parler des chansons à boire sans en citer une seule
serait pour le moins incongru, en v’la une, parmi les préférées de La
Reynière :
À chanter sur
l’air de V’la c’que c’est qu’d’aller au bois
Buvant
à plein verre,
Faisant
bonne chère,
Ils
sont gourmets, ils sont friands :
V’là
c'que c'est qu'les bons vivants !
Propos
gaillards, franche gaîté
Distinguent
leur société :
Rien
de fardé, rien d'apprêté ;
Douce
bonhomie
A
l'esprit s'allie ;
Souvent
malins, jamais méchants :
V’là
c'que c'est qu'les bons vivants !
A
leur banquet est-on admis,
On
n'y trouve que des amis;
Tous,
par le plaisir réunis,
Se
montrent affables,
Prévenants,
aimables;
Et
tout fait répéter céans :
V’là
c'que c'est qu'les bons vivants !
D'Épicure,
joyeux enfants,
En
amitié, toujours constants,
Conservez
bien ces sentiments :
Jamais
à Le Gacque
Ne
tournez casaque,
Et
qu'on dise encor dans cent ans :
V’là
c'que c'est qu'les bons vivants !
Bonne journée – ou ce qu’il en reste - en chantant !
Sources : Manuel
des Amphitryons ; Almanach des Gourmands ; Journal des
Gourmands et des Belles.
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