Éloge du cochon
Après le bœuf, le veau, le mouton et l’agneau, qui tous
ensoleillent les brumeux mois de janvier et les tables à peine remises des
fastes des fêtes de Noël, La Reynière
rend un hommage vibrant au cochon.
Un conseil, ou un ordre plutôt : cessez toutes
affaires, asseyez-vous et lisez. Car dans ces pages dédiées au cochon, la prose
de La Reynière tourne au profit du Génie ! S’il fallait ne retenir qu’un
sommet de la littérature gourmande universelle, ce serait celui-ci! Point d'autres commentaires, donc, ils seraient superflus. Je me contenterai simplement de vous signaler que vous retrouverez des
extraits bien choisis de cette sublime dissertation dans cet aimable opuscule que je vous invite à avoir toujours au fond de votre poche et à en fait don, très largement, tout autour de vous, à l'occasion d'une invitation à diner, ou sans occasion du tout, rien que pour le plaisir de partager.
Laissons parler l'artiste :
Le mérite du cochon est si généralement reconnu ; son
utilité en cuisine est si profondément sentie, que son panégyrique devient ici
superflu. C’est le Roi des animaux immondes, c’est celui dont l’empire est le
plus universel, et les qualités le moins contestées : sans lui point de lard et
par conséquent point de cuisine ; sans lui point de jambons, point de
saucisses, point d’andouilles, point de boudins noirs, et par conséquent point
de charcutiers. Les médecins ont beau répéter que sa chair est indigeste,
pesante et laxative; on laisse crier les médecins, qui seraient bien fâchés
qu’on les écoutât, car le cochon est, sous le rapport des indigestions, l’un
des plus beaux fleurons de leur couronne. Les Juifs, d’un autre côté, ont beau
regarder le porc avec horreur‘, quoique la
plupart des Chrétiens d’aujourd’hui soient de véritables Juifs, tous n’en
mangent pas moins des boudins et des andouilles. Enfin, quoique la cochonnaille
soit beaucoup meilleure à Lyon et à Troyes qu’elle ne l’est à Paris, ce qui
tient à la personne de l’animal, plutôt qu’au talent de l’artiste, nos
charcutiers sont venus à bout de triompher de tous les obstacles, et de varier
leurs compositions de manière à se placer au premier rang dans l’art de faire
prendre au cochon les formes les plus multipliées, les plus savantes et les
plus exquises.
La Nature a si bien arrangé les choses, que tout est bon
dans un cochon, et que rien n’en est à rejeter. Les arts disputent à la l’honneur
de tirer parti de ses dépouilles; et si M. Corps et M. Duthé (deux des premiers
charcutiers de Paris), doivent leur fortune à sa chair, le poil de son dos est
devenu le premier instrument de la de Raphaël, et n’a point été inutile à celle
de Rameau.
Lorsqu’on traite de cette estimable bête, on ne sait donc
comment entrer en matière, ni par quel bout la prendre. Si nous commençons par
le plus noble, nous verrons que, sans un grand travail, on fait de sa tête une
hure de sanglier, et cela par des procédés tout contraires à l’art de la civilisation.
Ses côtelettes, soit simplement grillées, soit en ragoût, s’offrent de bien des
manières à notre sensualité ; ses cuisses et ses épaules ont fait, sous le
nom de jambons, la réputation et la fortune de Mayence et de Bayonne, et nous y
reviendrons au mois d’avril. Ses oreilles, sa langue et ses pieds occupent
simultanément le cuisinier et le charcutier, et l’on en fait des menus-droits,
que bien des gens préfèrent aux trop fameux Droits de l’homme. Sa fressure, sa
panne, sa crépine et ses boyaux, sont ou les premiers fondements ou l’étui
nécessaire à toute espèce d’andouilles, de saucisses et de boudins; son sang
même a sur celui de presque tous les autres animaux l’avantage de tourner au
profit de notre appétit. Sa viande, hachée menue comme chair à pâté, outre les
diverses métamorphoses qu’elle subit dans les boutiques, devient dans nos
cuisines le principe de plus d’une farce savante, et s’accommode à merveille
des cavités d’une dinde à la broche. Sa poitrine en petit salé, son carré rôti,
son échinée en côtelettes, sa tête désossée en fromage, enfin sa graisse convertie
en lard, s’offrent chaque jour à nos regards satisfaits, sans en exciter
davantage notre reconnaissance. Que dis-je? on a poussé l’ingratitude à son
égard jusqu’à faire une grossière injure du nom de l’animal le plus utile à l’homme,
lorsqu’il n’est plus : on le traite à- peu-près comme M. l’Abbé Geoffroy traite
Voltaire; on outrage sa mémoire , tout en vivant à ses dépens, et l’on ne paie que
par des mépris ironiques les ineffables jouissances qu’il nous procure. _
Si ces lignes peuvent faire rentrer en eux-mêmes ces
détracteurs iniques, nous n’aurons qu’à nous en applaudir; mais, tel que soit
leur sort, nous nous féliciterons au moins d’avoir essayé de réhabiliter, par
nos éloges sincères, la réputation, si injustement flétrie, du cochon : tout
vrai Gourmand se sent pénétré pour eux d’une gratitude profonde, et il est
indigne de ce nom s’il ne nourrit pas ce sentiment dans son cœur.
Après cela, il n’y a rien d’autre à faire que de saluer
l’artiste ! et de se porter sans délai chez un des dignes descendants
de M. Corps ; Vérot, par exemple, rue Notre-Dame-des-Champs, n°3, ou
David, rue des Ecouffes, n°6.
A bientôt !
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