L’hymne au Bœuf
S'il est un mois carnassier, c’est bien Janvier.
La Reynière ouvre son premier Almanach, en 1803, par un véritable Hymne au
bœuf, chef d’œuvre de la littérature gastronomique. Laissons parler le
poète de l'aloyau et de la bavette réunis :
Si le mois de Janvier est l’un des plus favorables à la
bonne chère, ce n’est pas seulement parce qu’il est celui des étrennes, de
l’Épiphanie et du commencement du Carnaval, mais parce qu’il partage, avec
l’automne, l’avantage de rassembler les productions nutritives les plus faites
pour exciter et pour satisfaire notre gourmande sensualité. C’est dans ce mois
que l’on voit arriver en foule, à Paris, ces énormes Bœufs de l’Auvergne et du
Cotentin, chargés d’une graisse succulente, et dont les flancs recèlent ces
aloyaux divins, le premier fondement d’un bon repas, et dont l’appétit se lasse
beaucoup moins que des mets les plus recherchés. (…)
Notre dessein n’est point de passer ici en revue tous les
avantages qu’on peut retirer du bœuf ; cet animal est une mine inépuisable
entre les mains d’un artiste habile, c’est vraiment le Roi de la cuisine. Sans
lui point de potage, point de jus; son absence seule suffirait pour attrister
et pour affamer toute une ville. Heureux Parisiens ! félicitez-vous ; car,
s’il faut en croire les voyageurs les plus gourmands, vous mangez dans vos murs
le bœuf le plus délectable de l’univers; et nous avons peine à croire que celui
de Rome, tant vanté par certains gourmets, lui puisse être comparé : quant à
celui d’Angleterre, il est beaucoup trop gras pour être vraiment succulent, il
enfle plus qu’il ne nourrit. L’Auvergne et la Normandie fournissent les
meilleurs bœufs de France ; mais, dans le lieu de leur naissance, ils ne
sont pas comparables à ce qu’ils deviennent à Paris. Semblables à ces jeunes
gens stupides, dont l’esprit ne se forme et ne se développe qu'en voyageant,
ces succulentes bêtes ont besoin d’arriver dans la Capitale pour acquérir le
complément de leur mérite. Dans ce long trajet, leur graisse se fond,
s’identifie à leur chair, lui donne cette couleur marbrée et lui communique ce
degré de bonté qu’elle n’aurait jamais acquis dans sa patrie*.
Ce n’est donc pas
pour eux qu’un poète a dit :
Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien‘
On devient plus homme de bien‘
Ces vers un peu creux sont de François-Séraphin Régnier-Desmarais
(1632-1713), homme d’Église, diplomate, grammairien, secrétaire perpétuel de l’Académie
française, Immortel qui n’est pas passé à la postérité. Rien à voir avec le
bœuf, donc.
Bien sûr, de nos jours, les bœufs n'arrivent plus sur patte à la Capitale, on les zigouille dès la sortie d'usine, et c'est bien dommage. Le spectacle des Rois de la cuisine arrivant chargés de leur graisse succulente dans le Ventre de Paris, les Halles, ça vaut bien un défilé du 14 juillet, non?
* Engraissé par nous.
Source : Almanach, 1ère Année.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire