La
première édition de L’Almanach des Gourmands (1803) fut un tel succès que très
tôt nombre de commerçants de bouche envoyèrent des échantillons de leur
industrie (leur « Légitimations ») à La Reynière pour qu’il en parle
dans l’édition. Pour juger des mérites de uns et des autres, La Reynière créa
un Jury dégustateur composé de Gourmands patentés, aux mâchoires exercées
depuis de longues années et blanchies, en quelque sorte, sous le harnais de la
bonne-chère. Noble activité qui dura jusqu’au mardi 26 mai 1812, "date de la 465ème et dernière séance". Or, La Reynière prétend que le Jury dégustateur se réunissait chaque mardi. Si tel avait été le cas, la première séance aurait eu lieu fin avril 1805, ce qui est contraire à la Vérité Gourmande : la Première séance a eu lieu au printemps 1803. Par conséquent, La Reynière se trompe : soit la dernière séance serait la 565ème; soit il y a eu une centaine de mardis sans Jury; soit, enfin, un mélange des deux... Quoiqu'il en soit, la date de naissance du Jury dégustateur reste, à jamais, une énigme de l'Histoire de la Gastronomie française. Espérons que nos lecteurs n'en soient pas trop meurtris.
Voici comment
cette dernière réunion est retracée dans Scandales
et Voluptés, roman biographique à paraître, peut-être. Comme dans tous le roman, l'imagination porte sans cesse secours à la Vérité, tant les informations données par La Reynière ou ses amis sont lacunaires. (Extraits)
Cette 465ème
est sa dernière séance, à tout jamais date d’enterrement du Jury dégustateur,
et celle de son Secrétaire perpétuel avec. On va la faire à l’ancienne, en
suivant les règles d’un Grand service à la Française mâtiné de service à la
russe : une alliance de la tradition et de la modernité. Le menu le précise,
d’ailleurs : « Chaque Convive à le droit de réclamer, dans toute son
étendue, l’exécution rigoureuse de ce MENU, et peut par conséquent exiger, au
fur et à mesure du service, la représentation de tous les articles dont il est
composé. »
Signe que
les Artistes parisiens, hormis quelques fidèles, ont enterré le Jury
dégustateur avant l’heure, le menu comporte peu de légitimations : variantes acétiques de Bordin,
anchois de Maille, beurre de l’Enfant-Jésus, huilier du Singe-Vert, les
intemporelles Hervinettes («perfectionnées »), Augustines, Fanchonnettes et
Minettes de Rouget, petits pois de la Truie qui File, le fameux fromage
Glacé du Café de Foy. Pas de quoi nourrir un homme et moins encore faire
un repas équilibré. Alors pour le reste, tout sort des fourneaux et de l’esprit
d’Alexandre : salade aphrodisiaque, turbot du nom de Jésus, Jambon de
Bayonne à la broche, poulardes à la financière, figues gendresses, biscuit des
ivrognes, compotes des hespérides et plus de trente autres !
MENU
Premier Service
Un potage au riz d’Amérique, bien
corsé
Huit hors-d’œuvres d’office
Variante ascétique de Bordin
Huitres marinée de Granville
Anchois de Maille
Raves et radis d’avril
Pot-Pourri de fruits au vin de
Maille
Thon de la Madrague à l’huile
d’Aix
Beurre de l’Enfant-Jésus
Une culotte de BŒUF NORMAND, sans
entourage
Relevé
Un JAMBON DE BAYONNE à la broche,
sur une réduction de vin de Malaga
Quatre entrées
Côtelettes de mouton à la Soubise
Deux poulardes à la financière
Un vol-au-vent à la Neptune
Une anguille de Melun à la Grimod
Second Service
RÔT
Un turbot du nom de Jésus
Une salade aphrodisiaque
Un saladier d’olives de Villeneuve
L’huilier du Singe-Vert du Jury,
garni
RELEVÉ DE RÔT
Un pâté de Pithiviers
QUATRE ENTREMÊTS
Chauds
Petits-pois de la Truie-qui-file
Salsifis frits et glacés
Froids
Une charlotte à la Russe
Des hervinettes perfectionnées
Troisième Service
DESSERTS
Ligne du milieu
Glacière d’Appert – Oranges
indigènes – Raisin de Fontainebleau
Lignes latérales
Petit four mêlé – Fanchonnette –
Fromage de Gruyère - Brignoles Fortia - Compote de prunes d’Antes – Triumvirat
de confitures – Figues gendresses – Biscuit des ivrognes – Compotes des
hespérides – Gâteaux à la Minette – Meringues garnies - Augustines – Fromage de Brie – Panses de
Roquevaire – Compote macédoine – Fruits mêlés à l’eau-de-vie – Figues fines
d’Olioules – Fromages de Marolles –
Compote de grâces – Anonymes
BOISSONS
Coup d’avant
Vin de Madère sec
Coup du milieu
Extrait d’absinthe de Suisse
Coup de trois-quart
Rhum de la Jamaïque
À L’ORDINAIRE
Vieux vin du Cher – Vin de Beaune
de 6 ans – Vin de Mercurey
À L’ENTREMETS
Vin de Bordeaux – Vins fins de
Bourgogne – Vin de Chablis, de 6 feuilles
AU DESSERT
Vin de Champagne – Vin de Malaga –
Vin de pêche d’Alsace
CAFÉ
Café joli de Martinique – Café
indigène, seulement pour la montre,
Édulcorés avec du vrai sucre
d’Amérique
FROMAGE GLACÉ du Café de Foy
Dix-sept sortes de LIQUEURS FINES,
tant exotiques qu’indigènes, non compris le kirchwasser de la forêt
noire
Crème d’Hémérocalis
PUNCH EXOTIQUE – THÉ AIGUISÉ
(le tout
sans préjudice de légitimations qui pourraient survenir dans les 24 heures de
la publication du présent)
N.B. – Chaque convive, tant Membres
du Jury, que Sœurs et Candidats, a le droit de réclamer dans toute son étendue,
l’exécution rigoureuse de ce MENU, et peut par conséquent exiger, au fur et à
mesure du servie, la représentation de tous les Articles dont il se compose.
Imprimé par ordre du Grand Conseil
d’Administration du JURY DÉGUSTATEUR et envoyé à domicile à chacun des Membres
convoqués, dans la nuit qui précède la séance ; et ce sous la
responsabilité de la Petite Poste, et particulièrement sous celle de M. La
Cour, Chef de la Distribution et Directeur du Bureau E, cinquième
arrondissement.
Ne varietur
Signé : GRIMOD
À
vingt-cinq convives, la dernière séance du Jury a duré près de dix heures, le
double des habitudes en durée et en nombre. Parmi les convives, un tiers de
femmes : Joséphine Mezeray, la maitresse de l’époque du Censeur dramatique ; Augusta
Ménestrier, qu’on appelle Madame de Cussy, bien qu’ils ne soient toujours pas
officiellement mariés, eux ; Minette Ménestrier, la petite
sœur ; Mme Hervey, la dernière maitresse d’Alexandre ; Émilie Contat, la grande
comédienne du Français ; la Dugazon, bien sûr ; Mme Bodin, une des
plus grandes comédiennes du Vaudeville ; Rose Dupuis, élève de
d’Azincourt, le vieil ami d’Alexandre, mort il y a trois ans ; Mme
Cardon-Perrin, la tenancière de La Marmite Perpétuelle, Henriette
Chagot… Parmi les hommes, il y a la tribu Chagot : Jean François Chagot
(le père), Claude Henri Chagot (le fils ainé, dit Le Grand Séducteur, car
toujours célibataire et grand coureur de filles), Bernard Chagot (le frère),
Alexandre Bayard (un cousin de Madame Chagot, dit l’Ogre) ; Fortia de
Piles, Jean-Baptiste Gay, Boisgelin, Balaine, Méot, les deux Rouget, père et
fils, l’abbé Geoffroy, Maradan, Capelle, et Roques, bien sûr, le fidèle Roques,
M. Aze, lui, non… Tout ce monde fut emmené tard dans la nuit à célébrer la fin
de l’Almanach, la fin du Jury, l’enterrement d’Alexandre Grimod de La Reynière,
Gourmand, Homme de lettres-gastronome.
Mais que va-t-il donc faire, sans
Almanach et sans Jury ? se demandent les vingt-quatre convives. Eh bien,
Alexandre va commencer à penser à son avenir. À « cet intervalle entre la
vie et la mort ». C’est la première fois que cela lui arrive, d’avoir des
projets. À 53 ans, il était temps.
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